Guerre en Ukraine : Les mines rallongent la guerre
Depuis le début de la guerre en Ukraine, des mines antipersonnel sont disséminées au gré des combats et des occupations dans une majeure partie du pays.
Un fléau dont il faudra plusieurs décennies pour venir à bout, selon les ONG spécialisées. Sur le terrain, celles-ci œuvrent déjà pour sécuriser certaines zones et pour sensibiliser la population aux risques:
Le 12 septembre, au moment où les forces russes se retiraient de la ville d'Izioum, dans l'est de l'Ukraine, Lyudmila Ivanenka se précipitait dehors pour voir les troupes partir.
Un moment de célébration pour cette Ukrainienne de 69 ans, après plusieurs semaines à vivre sous le joug de l'ennemi.
Mais la joie aura été de courte durée : en rentrant chez elle, elle marche sur une mine antipersonnel. Elle perd son pied droit, en plus de graves blessures aux deux bras.
Des témoignages comme le sien, relayé par le média américain The Washington Post, se comptent par centaines depuis l'invasion russe de l'Ukraine, il y a un an, le 24 février 2022.
Car au gré des combats, des replis et des occupations, des milliers de mines et de munitions non explosées ont été éparpillées sur le territoire, menaçant constamment la population.
"Avant même l'offensive russe lancée en février, l'Ukraine était déjà l'un des pays les plus touchés au monde par le fléau des mines", rappelle Hector Guerra, directeur de la Campagne internationale pour l'interdiction des mines terrestres (ICBL).
"Pour cause, la guerre en Ukraine n'a pas commencé en 2022 mais en 2014, dans le Donbass. Et depuis huit ans, de nombreuses mines y ont été déployées."
Aujourd'hui, selon les estimations des autorités ukrainiennes et de plusieurs ONG, dont l'ICBL et Humans Rights Watch (HRW), entre 250 000 et 300 000 km² du territoire ukrainien, soit les deux tiers du pays, seraient minés.
"Un chiffre difficile à déterminer avec exactitude", admet Hector Guerra, alors que le conflit est toujours en cours et que les informations provenant de certaines zones restent parcellaires, "mais qui ferait de l'Ukraine le plus vaste champ de mines du monde".
Le traité d'Ottawa, lancé en 1997 et signé par plus de 160 pays - dont la France et l'Ukraine - oblige pourtant les États à "ne jamais, en aucune circonstance", "employer, produire, acheter ou stocker des mines".
Mais la Russie, la Chine et les États-Unis ont toujours refusé de le ratifier. Selon l'ICBL, Moscou dispose ainsi de 26,5 millions de mines - le plus gros stock disponible au monde.
"L'Ukraine, de son côté, ne respecte pas non plus totalement ses engagements car elle n'a pas détruit l'ensemble de ses stocks comme le prévoit le traité", dénonce par ailleurs Hector Guerra.
Depuis le début du conflit, les forces russes auraient utilisé sept types de mines antipersonnel, tous de confection soviétique, d'après une enquête menée par HWR en juin 2022.
Parmi elles, les mines POM-3, déployées par roquette et qui, lorsqu'elles explosent, peuvent être mortelles sur un rayon d'environ 16 mètres.
Début janvier, l'ONG a par ailleurs accusé les forces ukrainiennes d'avoir elles aussi recouru aux mines antipersonnel sur leur propre territoire pour libérer la ville d'Izioum. "Les forces russes ont fait un usage répété des mines antipersonnel et commis des atrocités à travers le pays, mais cela ne justifie pas l’utilisation par l’Ukraine de ces armes interdites", dénonce-t-elle.
Une menace constante
Sur le terrain, les avertissements se multiplient pour appeler la population à rester constamment sur ses gardes. Les routes sont jonchées de panneaux de fortune présentant une tête de mort sur fond rouge et indiquant les zones à éviter.
Car les civils sont les premières victimes de ces engins. Selon le rapport 2022 de l'Observatoire des mines, sur les 5 544 personnes touchées par ces engins explosifs en 2021 dans le monde, 4 200 étaient des civils. "Et la moitié d'entre eux étaient des enfants", précise Hector Guerra.
"Les mines ne font pas la différence entre un civil et un soldat.
Leur utilisation va complètement à l'encontre des règles internationales de la guerre qui demandent aux belligérants de faire leur maximum pour épargner les civils", dénonce le directeur de l'ICBL.
De son côté, le gouvernement ukrainien a lancé, mi-janvier, une vaste campagne de sensibilisation sur les réseaux sociaux. Sur une vidéo, un promeneur se balade en forêt et remarque une mine sur le sol. Plutôt que d'approcher, il s'éloigne et compose le numéro dédié au déminage : le 101. "N'approchez pas ! Ne touchez pas ! Ne paniquez pas !", résume la légende.
"Sans compter qu'à ces mines viennent s'ajouter d'autres explosifs, notamment les bombes à sous-munitions - des conteneurs remplis de mini-bombes explosives - mais aussi tous les engins défectueux qui ne vont pas exploser directement au contact du sol", explique Anne Héry, directrice du plaidoyer à Handicap international.
Et d'insister : "Tous peuvent exploser à n'importe quel moment et représentent une menace grave et constante pour la population".
Au total, l'Ukraine aurait dénombré 277 victimes civiles touchées par des mines ou autres explosifs entre janvier et septembre 2022, soit cinq fois plus que l'année précédente, selon l'Observatoire des mines.
"Un chiffre là-encore vraisemblablement sous-estimé, le recensement des victimes restant impossible dans certains endroits, notamment ceux occupés par les Russes", alerte Hector Guerra.
"Apprendre à la population le bon comportement à adopter est aussi important que de répertorier les zones contaminées et d'effectuer des opérations de déminage", explique Tymur Pistriuha, responsable de l'Association des démineurs ukrainiens.
Depuis 2018, cette ONG œuvre pour cartographier les zones dangereuses dans le pays, sensibiliser la population aux risques mais aussi déminer le territoire.
Depuis quelque temps, l'équipe, composée d'une quarantaine de personnes, concentre ses opérations dans l'est de l'Ukraine, dans les territoires récemment libérés après plusieurs semaines d'occupation russe.
Les journées sont rythmées par les rencontres avec les victimes et leurs familles et par le bruit des détecteurs de métaux pour répertorier les mines à désamorcer dans les villes et leurs alentours.
La tâche se heurte cependant à de nombreux obstacles logistiques.
"C'est titanesque, tout doit être passé au peigne fin car les mines peuvent se trouver partout : dans les champs, sur les routes, dans les immeubles, même dans les cimetières", explique Tymur Pistriuha.
"Nous manquons de personnels qualifiés et de matériel, notamment de détecteurs de métaux", déplore-t-il.
"Pour le moment, nous sommes parvenus à nettoyer 22 hectares de terres agricoles autour de Boutcha. Et nous venons seulement d'avoir l'accord des autorités pour rouvrir l'accès aux agriculteurs", salue-t-il.
Par précaution, le gouvernement interdit l'accès à de nombreux espaces, notamment forestiers et agricoles. Mais dans les villes, où la vie tente de reprendre son cours, la menace reste constante.
"L'usage intensif de mines en zone urbaine est effectivement l'une des spécificités de ce conflit. Et cela rend les opérations de déminage d'autant plus complexes", explique Anne Héry, de Handicap international, qui œuvre en Ukraine depuis 2014.
"Les forces russes ont laissé les villes en ruines, avec des bâtiments piégés du sol au plafond. Le risque est vraiment en trois dimensions, donc sécuriser les lieux est particulièrement dangereux.
Dans les parcelles agricoles, par exemple, les choses sont plus simples car les explosifs se trouvent quasi systématiquement au sol."
"Les mines sont comme un cancer"
"Tant que ces mines seront là, la population ne pourra pas revenir à une vie normale", déplore Tymur Pistriuha, des Démineurs ukrainiens. "Ces explosifs prolongent la guerre et la terreur même après que l'ennemi est parti. C'est comme un cancer : elles diffusent leurs maux partout."
Outre les risques pour les vies humaines, les mines et autres engins explosifs ont en effet aussi de graves conséquences sur la vie économique, l'accès à la santé et à l'éducation ou encore sur l'environnement.
"Les deux tiers du territoire ukrainien sont composés de champs agricoles. Aujourd'hui, une partie d'entre eux est laissée à l'abandon car le risque sécuritaire est trop important", dénonce Tymur Pistriuha. "C'est un désastre pour les agriculteurs qui ne peuvent plus travailler, mais aussi pour certains villages qui ne vivent que de leurs récoltes."
Mi-décembre, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, affirmait que la mer Noire et la mer d’Azov étaient également infestées de mines flottantes qui ont coûté la vie "à des centaines de milliers de créatures vivantes". Un "écocide" et une grave atteinte à la biodiversité, avait-t-il dénoncé.
"Au-delà de ça, il y a tout l'impact psychologique", poursuit Tymur Pistriuha.
"Par exemple, une de mes amies refuse catégoriquement de se rendre dans la forêt près de chez elle parce qu'elle est terrorisée à l'idée qu'il y ait des mines. Pourtant, les Russes n'ont jamais été présents là où elle vit et l'accès y est libre", raconte-t-il.
"La population vit avec la peur constante de marcher sur une mine.
Cela les amène à changer leurs habitudes, à restreindre leurs déplacements", abonde Anne Héry.
"Certains n'oseront plus envoyer leurs enfants à l'école ou se rendre dans des structures de santé par peur d'emprunter certaines routes… C'est une sorte d'angoisse permanente."