Littérature : Sami Tchak, ou l’art de penser en noir et blanc
Un grand roman de l’histoire littéraire africaine vient d’être couronné par le Goncourt, celui de Mohamed Mbougar Sarr.
Cette mise en lumière est doublée, en cette arrière-saison des prix, par une autre : une formidable histoire des idées sur le continent africain produite par les intellectuels de France et d’Afrique, dans le domaine de l’ethnologie, et ceci à travers le nouveau et important roman de Sami Tchak.
Le Continent du tout et du presque rien est aussi instructif et stimulant que plaisant et sensible. On savait que Sami Tchak était un sage. Presque un philosophe (licencié en philo, d’ailleurs), tenant de son père, dont il a fait le magnifique portrait dans son livre autobiographique Ainsi parlait mon père…
Ce nouvel opus s’y rattache de diverses façons et d’abord par son ancrage togolais, pays natal de l’auteur.
Il creuse aussi la notion de verticalité, celle d’une supériorité occidentale que l’on doit lucidement accepter dans l’histoire de l’humanité, et particulièrement dans les rapports entre le continent africain et l’Occident, en l’incarnant par la figure de son héros Maurice Boyer, et par les échanges que ce dernier aura tout au long de sa vie.
À la fin de laquelle on le rencontre, alors qu’il se raconte en affirmant : « L’ethnologie est fille de la verticalité coloniale et elle a débouché au mieux sur un humanisme ambigu. »
Initiation
Jeune ethnologue, élève de Georges Balandier, Boyer part au Togo dans le village de Tedi, pour sa thèse, et cette première partie au climat étrange et pénétrant, en forme de journal, a tout du roman d’initiation : à la société Tem, à ses coutumes, au gré de scènes étonnamment vivantes avec le chef du village (véritable personnage !), ses épouses (la plus jeune, surtout), mais aussi avec l’imam, être énigmatique et ô combien séduisant – qui a croisé Jean Genet –, avec lequel Maurice va vivre une relation trouble et déstabilisante.
Un roman entrelacé
De retour en France (seconde partie), Maurice rencontre son épouse Aurélie, elle-même en train de rédiger sa thèse (sur les Noirs du Brésil), et renforce sa carrière universitaire en suivant les travaux de brillants étudiants africains.
Sami Tchak parvient à mettre à plat, d’un colloque à un dialogue, d’un sujet de livre à une correspondance, un défilé passionnant de points de vue et de questionnements que ne cesse d’engendrer ce continent.
On y « vit » vraiment, d’une situation à l’autre, ses joutes et concurrences, ses fantasmes et idées reçues, jusqu’à une rencontre à Montreuil où les interventions du public se déchaînent autour des travaux d’une intellectuelle malienne (étudiante et maîtresse de Maurice).
Tout ce qui aujourd’hui même gangrène la société française s’y retrouve.
Serait-ce donc ce mal-être que renferme la notion de « fermentation » et qui pourrait bien, après Fanon, qualifier à partir d’un terme de la langue tem, celui des populations ex-colonisées ?
L’idée n’est pas de Maurice Boyer mais d’un de ses amis africains. Or, comme on l’a vu tout au long de ce livre diablement moqueur, le trafic des emprunts d’idées va bon train.