Le marché noir algérien des devises met en lumière les malheurs économiques du pays
Des euros à prix faramineux, des retraités désemparés et une économie à deux vitesses : bienvenue au marché noir algérien des devises, symbole des difficultés financières du pays.
En plein centre d'Alger, des changeurs improvisés brandissent des liasses d'euros, de livres et de dollars, tentant de séduire une population inquiète de la chute vertigineuse du dinar algérien. Ce marché noir des devises étrangères est l'un des nombreux signaux des maux économiques qui rongent l'Algérie. L'État, réticent à laisser le taux de change s'adapter complètement, s'avère incapable de limiter la demande face à la faible confiance envers le dinar.
L'écart croissant entre le taux de change officiel et celui du marché noir illustre la perte de pouvoir d'achat subie par les Algériens ordinaires. Le gouvernement jongle entre des priorités contradictoires : lutter contre l'inflation tout en maintenant les dépenses publiques, les subventions et le contrôle des prix, censés maintenir la population à flot.
On parle d'hommes d'affaires se débarrassant de leurs actifs et s'approvisionnant en euros sur le marché noir pour éviter que leur richesse ne se dévalue. Même la classe moyenne se tourne vers les euros et les dollars pour acheter des produits en pénurie, comme des médicaments, des pièces détachées pour véhicules ou certains aliments.
La semaine dernière, le taux de change officiel permettait d'acheter un euro pour 145 dinars algériens. Sur le même temps, les changeurs du marché noir vendaient un euro à près de 241 dinars, soit 66% de plus !
Rabah Belamane, un enseignant à la retraite de 72 ans vivant à Alger, explique à l'Associated Press que le taux officiel est une fiction et que sa pension ne lui permet plus de vivre décemment, que ce soit en dinar ou en euro. "La vraie valeur du dinar se trouve sur le marché informel, pas à la banque, qui utilise un taux artificiel pour mentir à la population", déclare M. Belamane.
L'Algérie est depuis longtemps connue pour avoir l'une des économies les plus fermées de la région. Elle limite l'accès aux devises étrangères pour ses citoyens à une modeste allocation touristique, insuffisante même pour effectuer le pèlerinage à La Mecque ou rendre visite à la famille dans la grande diaspora algérienne en Europe.
Le gouvernement estime que près de 7 milliards de dollars de devises étrangères s'échangent sur le marché noir du pays. Des experts, du Liban au Nigeria, mettent en garde contre les dangers d'un double taux de change : distorsion de l'économie, dissuasion des investissements et encouragement de la corruption. L'Algérie a toujours hésité à dévaluer officiellement le dinar, craignant une flambée des prix et la colère de la population.
Les changeurs savent pertinemment que l'écart entre les deux taux peut se creuser ou se combler d'un jour à l'autre. Ils prévoient une augmentation à l'approche du Ramadan.
"Ces derniers jours, l'offre d'euros a été insuffisante, ce qui explique la hausse vertigineuse", explique Nourdine Sadaoui, un changeur, entre deux cris de "Change!" adressés aux passants.
Cette pénurie risque de rendre l'achat de certains biens difficile pour les Algériens. Mais certains au sein du gouvernement y voient le succès des restrictions à l'importation et des lois limitant l'entrée d'euros dans le pays.
Hicham Safar, à la tête d'une commission des finances à la chambre basse du Parlement algérien, s'est "félicité" de ces inquiétudes la semaine dernière. Le gouffre croissant entre les taux officiel et noir signifie que moins d'euros entrent dans le pays, selon lui.
"Il n'y a plus de surfacturation sur les importations", a-t-il déclaré sur la chaîne de télévision Echourouk, citant les efforts des douaniers pour mieux réguler les importations via la Banque d'Algérie et minimiser l'utilisation des devises étrangères.
Pendant des décennies, les revenus stables du pétrole et du gaz ont permis à l'Algérie d'importer de tout, des cure-dents aux machines industrielles. Ce vaste marché d'importation a concentré le pouvoir économique aux mains d'un petit groupe d'hommes d'affaires connus pour surfacturer leurs clients et placer leurs profits à l'étranger, notamment dans les banques européennes.
Depuis l'arrivée au pouvoir du président Abdelmadjid Tebboune, le pays a ciblé les "oligarques", y compris les entreprises actives dans l'importation. Tout au long de son mandat, le coût des produits de base en dinars algériens a fluctué et les importations ont été encore limitées.
L'Algérie est devenue un bénéficiaire inattendu de la guerre en Ukraine, avec la hausse des prix de l'énergie et la recherche par l'Europe de fournisseurs de pétrole et de gaz non russes. Mais le pays a connu des crises alimentaires et une colère croissante face à la hausse des prix des produits de première nécessité comme le poulet, l'huile de cuisson et les légumes secs.
L'économiste Karim Allam estime que la force de l'euro a joué en défaveur de l'Algérie, réduisant le pouvoir d'achat de ceux qui gagnent leur argent en dinars. Il est sceptique quant à l'idée que la pénurie de devises étrangères reflète le succès du gouvernement, mais doute également que les hommes d'affaires fuient le pays en masse ou envoient de l'argent à l'étranger.
"Je ne pense pas qu'ils prennent le risque de faire sortir clandestinement des devises du pays, ce qui est considéré comme un crime économique passible de 20 ans de prison", a-t-il déclaré.
Malgré tout, la chute de la valeur du dinar sur le marché noir est un indicateur de la façon dont les Algériens continuent de perdre leur pouvoir d'achat, malgré les efforts du gouvernement pour stabiliser l'économie tout en maintenant des dépenses publiques et des subventions élevées.
"L'inflation a détruit le pouvoir d'achat des Algériens, qui tombent dans la pauvreté. Le dinar est devenu sans valeur", déclare M. Belamane, l'enseignant à la retraite.