Présidentielle au Sénégal : en l’absence de sondages, les fake news fleurissent
À cinq jours du premier tour de l’élection présidentielle sénégalaise, des sondages fantaisistes sont relayés sur les réseaux sociaux en faveur ou en défaveur des principaux candidats.
« Ce sondage n’existe pas et n’a jamais été réalisé par OpinionWay, il donne des résultats aberrants. C’est une fake news, merci de supprimer immédiatement votre tweet. » Ce 10 mars, Bruno Jeanbart, vice-président de l’entreprise française OpinionWay, spécialisée dans les études marketing et d’opinion, est en colère et tient à le faire savoir. Depuis quelques jours refleurit sur les réseaux sociaux un supposé sondage politique qui avait fait sa première apparition en novembre 2023, bien avant que la liste définitive des candidats à la présidentielle sénégalaise du 24 mars ne soit connue, selon Jeune Afriqu.
« Tako kélé » d’Amadou Ba
Endossé par un obscur site sénégalais (EDP TV pour « En direct de Pikine », du nom d’une commune très peuplée de la banlieue dakaroise), ce « sondage OpinonWay [sic] pour Legalstart », qui usurpe le nom du célèbre institut de sondage français, annonce des intentions de vote pour le moins surprenantes. Amadou Ba, le candidat de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY), infligerait ainsi un « tako kélé » (« un coup K.-O. », en dioula) à tous ses adversaires, remportant haut la main l’élection dès le premier tour avec pas moins de 59 % des suffrages. Une enquête qui n’a jamais existé mais qui épouse le narratif martelé depuis plusieurs semaines par le dauphin désigné par Macky Sall, qui n’envisage pas d’être mis en ballotage.
Plus étonnant encore : derrière Amadou Ba, ses principaux challengers font grise mine. Idrissa Seck (Rewmi), Khalifa Sall (Taxawu Sénégal) et Bassirou Diomaye Faye (ex-Pastef) se voient en effet crédités, respectivement, de 8 %, 6 % et 5 % des voix.
Un autre sondage, à l’origine tout aussi indéterminée, circule parallèlement sur les réseaux sociaux. Cette fois, son bénéficiaire proclamé est Khalifa Sall. Ce dernier se retrouverait en effet qualifié pour le second tour avec 26,98 % des voix, talonnant de près Amadou Ba (30,32 %). Bassirou Diomaye Faye parviendrait, quant à lui, à tirer son épingle du jeu (25,34 %), mais Idrissa Seck, pourtant arrivé en deuxième position à la présidentielle de 2019, disparaîtrait dans les tréfonds du classement – la quatrième position étant occupée par son ancien lieutenant, Déthié Fall (8,85 %).
Une prophétie en faveur de Khalifa Sall
Pour ajouter à la confusion, le sondage est livré sur une image reproduisant de manière détournée la une du Soleil, le quotidien national. Khalifa Sall se retrouve d’ailleurs à l’honneur sur une autre fausse une, celle du Quotidien, avec, comme titre principal, au-dessus de la photo de l’ancien maire de Dakar : « De nombreux observateurs anticipent que Khalifa Sall franchira le cap du premier tour. » Pas de véritable sondage, cette fois, mais une prophétie qui en tient lieu. Évidemment, rien ne permet de déterminer qui est à l’origine de ces montages.
Le candidat des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (ex-Pastef, dissous) n’est pas en reste. Un sondage tout aussi fantaisiste que les précédents livre comme pronostic une razzia au premier tour du défunt parti d’Ousmane Sonko. Son candidat officiel, Bassirou Diomaye Faye, et les deux candidats auxiliaires – Habib Sy et Cheikh Tidiane Dièye – mobilisés par le parti avant le dépôt des candidatures afin d’être certain de disposer d’un représentant en cas d’élimination par le Conseil constitutionnel à la fois d’Ousmane Sonko et de Bassirou Diomaye Faye, réunissent à eux trois pas moins de 81 % des suffrages. Amadou Ba doit, cette fois, se contenter du score humiliant de 10 %, devançant d’une courte tête Idrissa Seck (9 %).
Un compte satellite de Wagner
Le scénario est d’autant moins crédible que les « plans C et D » d’Ousmane Sonko sont censés s’effacer à la veille de l’élection au profit du candidat officiel et que jamais l’électorat de Pastef n’irait voter pour eux dès lors que Bassirou Diomaye Faye est non seulement en lice mais a récemment été libéré de prison. De manière plus étonnante, ce sondage émane du compte « X » de « Luka Malle », dont la devise affichée – « panafricaniste, fier d’être africain, mon rêve est une Afrique libérée du colonialisme » – dissimule un compte de propagande satellite de la firme russe de mercenaires Wagner.
Sénégal: le programme intensif de la campagne de Bassirou et Sonko
À l’origine de cette floraison de sondages politiques sans fiabilité aucune, une restriction légale entrée en vigueur en 1986. La vie politique sénégalaise est alors rythmée par le duel entre le président socialiste Abdou Diouf et l’éternel opposant Abdoulaye Wade, du Parti démocratique sénégalais (PDS). « À l’époque, Abdoulaye Wade agitait, à tort et à travers, des sondages fantaisistes dont les journaux proches de lui, comme Sopi, Le Démocrate ou Takussan, se faisaient l’écho », analyse un journaliste politique sénégalais blanchi sous le harnais.
Haro sur les sondages
Abdou Diouf décide alors de supprimer purement et simplement tout sondage politique en période préélectorale. Afin de « protéger l’opinion publique sénégalaise contre toute manipulation à des fins politiques ou commerciales », un contrôle drastique est imposé à cette activité, pourtant banale sous d’autres cieux. Une « commission nationale des sondages » est instituée, à la fois pour « donner un agrément » aux instituts de sondages désirant se lancer dans cette activité et aussi pour « autoriser la publication ou la diffusion des sondages d’opinion après contrôle des conditions de leur réalisation », précise l’exposé des motifs du projet de loi.
Un ultime verrou vient renforcer le dispositif en interdisant la publication ou la diffusion de tout sondage ayant un lien direct avec un référendum ou une élection à compter de la publication au Journal officiel du décret portant convocation du corps électoral, et ce, jusqu’à la proclamation définitive des résultats. En l’occurrence, le décret convoquant les électeurs sénégalais pour la date du premier tour initialement retenue, à savoir le 25 février 2024, avait été publié le 29 novembre précédent.
En revanche, aucune règle n’empêche les différents états-majors politiques de procéder pour eux-mêmes à des études d’opinion tout au long de l’année afin de mieux cerner les bastions où leur candidat est en position de force – ou en difficulté – ou de déterminer quelles problématiques préoccupent les électeurs. Mais les sondages électoraux à destination du public ne sont théoriquement pas autorisés. Et quand bien même le seraient-ils, encore resterait-il à évaluer la fiabilité de l’institut concerné, la représentativité de l’échantillon sondé et le professionnalisme de la méthode adoptée. « Les sondages ne devraient pas être interdits en tant que tels, car ils peuvent être utiles à l’opinion publique. La question porte sur le sérieux des instituts qui les réalisent et sur la crédibilité des sondages fournis », analyse le responsable d’un parti de l’opposition.
Dans l’entourage de Bassirou Diomaye Faye, une source hausse les épaules à l’évocation de ces fameux sondages à la fois viraux et dépourvus de la moindre fiabilité. « Je pense que les sondages sont des outils de manipulation de masse et n’ai aucune opinion à donner à ce sujet », nous indique-t-elle, tout en précisant : « Nous n’en parlons même pas entre nous. »
Dans le camp adverse, un membre de l’équipe de campagne d’Amadou Ba indique n’en avoir pas vu passer au cours des dernières semaines, si ce n’est une fois, lorsqu’un interlocuteur a fait circuler sur un groupe de discussion un sondage émanant du site Xibaaru.sn. Celui-ci prédit une victoire d’Amadou Ba dès le premier tour (53 %), tandis qu’Idrissa Seck arriverait loin derrière (16 %) et que Bassirou Diomaye Faye devrait se contenter d’un modeste 14 %.
Un flou confortable pour les chefs de micro-partis
« Le débat autour d’une libéralisation des sondages politiques est agité depuis 2012. Il en a été question au moment de l’adoption du Code de la presse, en 2017 ; la revendication portait sur la possibilité, pour les médias, de publier des sondages politiques après la convocation du corps électoral, au moins jusqu’au début de la campagne », indique Mountaga Cissé, consultant et analyste en médias numériques. Mais ce vœu n’a pas été exaucé et les pouvoirs publics sont restés fermes sur le maintien en vigueur de l’actuel système.
« Au sein de la classe politique, beaucoup de responsables dont le poids est très relatif s’accommodent très bien du fait que personne ne puisse savoir ce qu’ils pèsent réellement, ce qui leur permet de vendre leurs services », cingle un chercheur spécialiste du Sénégal. À l’en croire, les centaines de chefs de micro-partis qui peuplent la scène politique au Sénégal auraient tout intérêt à voir perdurer ce flou artistique entourant leur véritable influence électorale.
« Dans le domaine politique comme dans le domaine religieux, les factions n’existent, par rapport au centre, qu’en fonction de ce qu’elles prétendent pouvoir peser en nombre d’électeurs ou d’adeptes », conclut notre interlocuteur.