Présidentielle: les Sénégalais à l’heure du choix
Ajournée d’un mois dans des circonstances problématiques, l’élection présidentielle qui s’ouvre ce 24 mars semble devoir déboucher sur un second tour.
En fait, des voix s’élèvent déjà pour mettre en garde contre une possible fraude. Des caravanes électorales qui s’ébrouent aux quatre coins du Sénégal, depuis les villes côtières jusqu’aux savanes arides de l’intérieur ; des programmes rendus publics trop tardivement pour que les électeurs prennent le temps de les parcourir vraiment ; des sondages bidonnés et autres fake news qui fleurissent jour après jour sur les réseaux sociaux ; des « unes » de quotidiens ou de sites internet vantant les mérites de celui-ci ou, à l’inverse, stigmatisant les manquements de celui-là…
Une trop longue crise
Agités ces deux dernières semaines par cette vague festive et passionnelle – parfois tendue – durant une campagne électorale à la durée réduite, quelque 7,3 millions d’électeurs sénégalais sont appelés aux urnes, ce dimanche 24 mars, pour une présidentielle sous haute tension, rapporte Jeune afrique.
Passé successivement de 93 prétendants à 20 heureux élus, puis à 19 (quand Rose Wardini a retiré sa candidature), le nombre de candidats briguant les suffrages est le plus important jamais recensé depuis l’instauration du multipartisme au Sénégal. Mais cette profusion trompeuse dissimule une réalité incontournable : les premières estimations attendues au soir du 24 mars risquent fort de doucher – à l’eau glacée – les espoirs et ambitions de nombre d’entre eux.
Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, un duel très binaire
Il faut remonter près d’un quart de siècle en arrière pour retrouver, sur la scène politique sénégalaise, un duel aussi binaire que celui qui tient actuellement en haleine tout le pays et au-delà – nombre de partenaires du Sénégal étant, eux aussi, suspendus au bras de fer en cours. À l’époque, un affrontement rituel opposait le Parti socialiste (PS, au pouvoir) au Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition), le premier incarné par le président Abdou Diouf et le second par « Maître » Abdoulaye Wade, l’opposant déterminé qui allait offrir au Sénégal, en 2000, sa première alternance. Ce duel rythma pendant 20 ans les soirées électorales.
Abdoulaye Wade, lui, n’a pas connu de véritable challenger pendant ses deux mandats. Lorsqu’il se rendit compte que son ancien homme de confiance (successivement ministre de l’Intérieur, Premier ministre puis président de l’Assemblée nationale), qu’il avait lui-même éconduit sans ménagement de ses fonctions sans raison déclarée, en 2008, s’était retourné contre lui et pouvait menacer sa volonté – contestable – de briguer un troisième mandat, en 2012, il était déjà trop tard. Cette année-là, Macky Sall, l’outsider reparti de zéro, avait coiffé au poteau ses rivaux de l’opposition au premier tour avant de l’emporter face à « Gorgui » (« le vieux », en wolof) au second.
Une fois parvenu au pouvoir, le nouveau chef de l’État a vécu lui aussi une réélection paisible, en 2019. Reconduit dès le premier tour (comme Abdoulaye Wade en 2007), Macky Sall a pu dérouler son programme, axé sur le Plan Sénégal émergent (PSE), avant de voir surgir, à l’aube de son second mandat, un jeune inconnu représentant une menace de plus en plus sérieuse.
Une scène politique jusqu’ici ronronnante
Charismatique et radical, parfois jusqu’à l’excès, ancien inspecteur des impôts pas encore quinquagénaire à ce jour, Ousmane Sonko est venu jouer les trouble-fêtes sur une scène politique ronronnante, où la hiérarchie des notables semblait jusqu’ici devoir demeurer figée. Devenu menaçant électoralement, ouvertement hostile par le verbe au régime en place, Ousmane Sonko a vu s’abattre la foudre sur sa carrière en politique, soumis à plusieurs procédures judiciaires qui l’ont provisoirement conduit en prison et, surtout, l’ont rendu inéligible.
Côté pile, Macky Sall a dit et répété qu’il aurait eu le droit de briguer un « second quinquennat » – lequel aurait constitué, de facto, un troisième mandat. Il s’en est finalement abstenu et, ne serait-ce que pour cette unique raison, restera dans l’Histoire de la démocratie sénégalaise. Côté face, son régime aura fait montre d’un véritable acharnement visant à empêcher Ousmane Sonko d’accéder à la plus haute marche en succédant à Macky Sall au Palais de la République.
Par dauphins interposés
C’est donc par dauphins interposés – Amadou Ba pour la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY) versus Bassirou Diomaye Faye pour les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, parti dissous en juillet 2023) – que le monarque républicain et le trublion « patriote » et « panafricain » s’affronteront ce dimanche dans les urnes.
Un outsider saura-t-il déjouer les pronostics pour s’inviter dans un second tour plus que probable ? Macky Sall avait bien réussi cet exploit en 2012, laissant sur le carreau des chefs de parti plus installés que lui, qui se voyaient déjà qualifiés face à Abdoulaye Wade : feu Ousmane Tanor Dieng (PS), Moustapha Niasse (Alliance des forces de progrès, AFP) et Idrissa Seck (Rewmi) en avaient fait les frais.
Aujourd’hui, les vétérans de la scène politique font eux-mêmes figures d’outsiders – à l’instar de Khalifa Sall ou de l’obstiné Idrissa Seck, recordman du nombre de candidatures à la présidentielle – tandis qu’une nouvelle génération cogne à la porte. Dans ses rangs, Déthié Fall, Pape Djibril Fall ou encore Anta Babacar Ngom. Et du côté du Parti de l’unité et du rassemblement (PUR), qui avait créé la surprise à la présidentielle de 2019 (4 %) avant de confirmer sa progression aux dernières législatives, le score de son champion en 2024, Aliou Mamadou Dia, sera scruté avec attention.
Karim Wade a fait monter les enchères
D’ores et déjà, une deuxième élection, invisible celle-là, a débuté en coulisses. Elle porte sur les tractations entre les « Big 5 » (BBY, l’ex-Pastef, Taxawu Sénégal, le PDS et Rewmi) en vue du premier et de l’éventuel second tours. Écarté de la présidentielle pour la deuxième fois consécutive, Karim Wade entendait bien faire monter les enchères relatives à une consigne de vote.
Au Sénégal, Bassirou Diomaye Faye sera-t-il le pari gagnant d’Ousmane Sonko ?
Dans ses derniers messages postés sur les réseaux sociaux, il disséminait ainsi le nom des interlocuteurs avec lesquels il prétendait avoir été en discussion, de Khalifa Sall à Bassirou Diomaye Faye. Mais surtout, à travers des « posts » alarmistes estampillés « Election Fraud », il n’a cessé de renouveler ses anathèmes contre Amadou Ba, devenu en janvier son ennemi juré. Déjà accusé – sans la moindre preuve – d’avoir corrompu deux sages du Conseil constitutionnel pour écarter le candidat du PDS de la compétition, l’ancien Premier ministre se voit désormais reprocher par Karim Wade de préparer secrètement un hold-up électoral afin d’être désigné vainqueur dès le premier tour.
Vendredi 22 mars, tombant enfin le masque, il a enfin fait connaître son choix, qu’il affirme avoir été validé par son père, l’ancien président Abdoulaye Wade. « Je vous invite tous, militants et responsables du PDS, alliés de la Coalition Karim 2024 et citoyens engagés, à vous mobiliser pour faire gagner le candidat [Bassirou] Diomaye Faye. Nous devons être déterminés et solidaires pour barrer la route au coup d’État électoral orchestré par Amadou Ba et pour contribuer à l’avènement d’un Sénégal plus juste, où règnent la loi, la justice et l’égalité pour tous. »
Le 23 mars, le candidat de l’ex-Pastef a été reçu en audience à Dakar par son nouveau mentor, l’ancien président Abdoulaye Wade.
Des bureaux de vote « fantômes »
Si la tonalité de ces messages virulents – dont le candidat recalé du PDS est devenu coutumier depuis deux mois – ne sont étayés par aucun fait de nature à les prendre au sérieux, des avertissements de plus en plus insistants ont toutefois été exprimés au cours des derniers jours, au sein de la classe politique comme de la société civile, s’inquiétant de l’apparition dans la carte électorale de bureaux de vote « fantômes », qualifiés « d’implantations » et échappant à la nomenclature officielle.
Il est vrai que l’insistance avec laquelle le candidat Amadou Ba et ses partisans prophétisent depuis plusieurs mois sa victoire par KO, comme si cette élection était jouée d’avance, n’est pas pour inspirer la confiance des responsables de l’opposition.
Dans un pays qui n’a plus connu de contestation électorale significative lors d’une présidentielle depuis 1993, chacun se prend donc à espérer que, quelle que soit l’issue du scrutin ce dimanche, celui-ci ne sera pas entaché par un soupçon susceptible de replonger le pays dans une crise politique aigüe.