Rwanda : la France peut-elle être accusée de « complicité de génocide » ?
Dans son rapport, la Commission Duclert écarte cette hypothèse. Mais pour la juriste Rafaëlle Maison, le constat des historiens doit être relativisé.
Jeune Afrique a publié cet article dans le cadre d’une série « Génocide des Tutsi au Rwanda : et soudain, l’horreur », à la veille des cérémonies commémorant les trente ans du génocide des Tutsi au Rwanda, qui débuteront le 7 avril 2024 à Kigali. Il avait initialement été publié le 29 mars 2021. On tient ici à publier des extraits de cet article.
C’est une question qui hante depuis près de 27 ans les parties prenantes au dossier – hautement sensible – du rôle de la France au Rwanda entre 1990 et 1994. Certains dirigeants du « pays des droits de l’homme » se sont-ils rendus coupables de complicité de génocide au « pays des mille collines » ? On se souvient qu’en avril 2014, la ministre française Christiane Taubira avait annulé in extremis sa venue à Kigali, où elle devait assister à la 20e commémoration du génocide, après que Paul Kagame avait dénoncé, dans un entretien à Jeune Afrique, « le rôle direct de la Belgique et de la France dans la préparation politique du génocide et la participation de cette dernière à son exécution même ».
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Dans leur rapport de près de 1 000 pages, rendu public le 26 mars, les experts de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi » écartent cette hypothèse de la complicité, sans toutefois s’embarrasser d’explications. « Je n’attendais pas de la Commission Duclert qu’elle nous dise que la France s’est rendue complice de génocide. L’important, c’est qu’elle donne accès à toute une série de documents à partir desquels il sera possible de travailler sur cette question juridique », résume Rafaëlle Maison, agrégée des Facultés de droit et professeure à l’Université Paris-Saclay.
Mais pour cette spécialiste de la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux, qui fut la vice-présidente, en 2004, à Paris, de la Commission d’enquête citoyenne sur le rôle de la France au Rwanda, organisée par plusieurs associations, cette conclusion est toutefois hâtive au vu de la jurisprudence internationale. Elle s’en explique à Jeune Afrique.
Jeune Afrique : Que vous inspire la conclusion de la Commission Duclert, écartant l’accusation de « complicité de génocide » portée de longue date contre la France ?
Rafaëlle Maison : Les membres de la commission la justifient ainsi : « La France est-elle pour autant complice du génocide des Tutsi ? Si l’on entend par là une volonté de s’associer à l’entreprise génocidaire, rien dans les archives consultées ne vient le démontrer. » Mais dans le même temps, ils énumèrent au fil du rapport des choses tout à fait accablantes au sujet du soutien français au régime rwandais de l’époque. Comment comprendre cette contradiction ?
En premier lieu, je remarque que la commission est essentiellement composée d’historiens et qu’aucun des juristes représentés en son sein n’est spécialiste de droit pénal international. Mon sentiment est qu’ils n’ont pas souhaité poser une qualification juridique sur les faits examinés. Il semble pourtant que le travail conséquent qu’ils ont accompli tend bien vers l’option de la complicité. Leur principal argument consiste d’ailleurs à dire qu’ils n’ont pas démontré une volonté génocidaire – autrement dit, une intention – côté français. Or cela fait des années qu’on dispose d’une jurisprudence, notamment du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui établit que pour ce qui est du complice, l’intention génocidaire n’est pas requise pour aboutir à une condamnation.
Quels sont précisément les critères fixés par la jurisprudence du TPIR pour qualifier la complicité de génocide ?
Ils sont posés depuis le tout premier jugement du Tribunal, en 1998, dans l’affaire Jean-Paul Akayesu : « Un accusé est complice de génocide s’il a sciemment et volontairement aidé, assisté ou provoqué une ou d’autres personnes à commettre le génocide, tout en sachant que cette/ces personne(s) commettai(en)t le génocide, même si l’accusé n’avait pas lui-même l’intention spécifique de détruire, en tout ou en partie, le groupe national, ethnique, racial ou religieux visé comme tel. »
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Cela fait donc plus de vingt ans que pour la justice internationale, il n’est nul besoin de démontrer que le complice était lui-même animé par une intention génocidaire : il doit simplement avoir eu conscience que les personnes qui commettaient les actes de génocide étaient animées par cette intention. Or le fait que les responsables français ont soutenu les autorités génocidaires sans rien ignorer du fait qu’elles commettaient un génocide est largement documenté. La véritable question juridique posée, c’est de savoir si la France leur a apporté « une aide directe et substantielle ».
Donc l’absence d’une volonté démontrable d’exterminer les Tutsi ne s’oppose pas à ce que des ressortissants français puissent un jour être poursuivis pour complicité de génocide ?
C’est cela, du moins à un niveau de responsabilité où la conscience du génocide existe, ce qui n’est pas nécessairement le cas des militaires déployés sur le terrain, à qui, semble-t-il, on a présenté l’ennemi comme étant le Tutsi, le Front patriotique rwandais (FPR). Il faut ajouter que dans le cadre d’une accusation pour crimes contre l’humanité, qui est une notion un peu plus large mais proche du génocide, il n’est même pas besoin de démontrer l’intention qu’avaient les auteurs, ni leurs complices, de détruire le groupe visé.
Une procédure contre la France devant la CIJ est donc théoriquement envisageable ?
Pour que cette Cour puisse se saisir d’un dossier, il faut que les États concernés aient accepté sa compétence. Dans le cas qui nous intéresse, la France est partie à la Convention sur le génocide et elle n’a pas émis de réserves quant à la compétence de la Cour internationale de justice. Quant au Rwanda, il est lui aussi partie à la Convention de 1948 mais avait émis une réserve sur la compétence de la CIJ, qu’il a ensuite levée en 2008. Une procédure est donc théoriquement possible – si la réserve rwandaise initiale n’y fait pas obstacle – mais la démarche ne pourrait être engagée que par Kigali.
D’autres juridictions pourraient-elles se pencher sur la question d’éventuelles complicités françaises dans le génocide des Tutsi ?
Le TPIR a clos ses travaux et il s’est toujours montré réticent à examiner cette question. De son côté, la Cour pénale internationale (CPI) ne peut être saisie de faits antérieurs à son entrée en vigueur, en 2002. Quant à la responsabilité des individus, seules des juridictions nationales, notamment françaises, pourraient les examiner. Celles-ci ont d’ailleurs été saisies, au cours des dernières années, de plusieurs plaintes pour complicité de génocide visant des Français.