Tunisie : Recul de 65 000 naissances, mariages plus tardifs… où va la démographie ?
« Un non ne porte pas tort », énonce un dicton tunisien qui pourrait illustrer ou résumer le recul du nombre des mariages et des naissances annoncé, mi-avril 2024, par l’Institut national des statistiques (INS).
Alors qu’un recensement est prévu cette année, les derniers chiffres de la population tunisienne prouvent une forte évolution en quelques décennies. L’évolution du contexte, entre incertitudes sur l’avenir et pandémie de Covid, produit aussi des conséquences mesurables.
« Un non ne porte pas tort », énonce un dicton tunisien qui pourrait illustrer ou résumer le recul du nombre des mariages et des naissances annoncé, mi-avril 2024, par l’Institut national des statistiques (INS). Des chiffres qui en disent long sur la situation de la population, mais qui reflètent également un contexte à bien des égards exceptionnel.
Si, selon les démographes, les changements en matière de population se font toujours de manière imperceptible sur le temps long, il semble évident que des événements exogènes relativement récents ont aussi eu une forte influence, avec pour conséquence un recul des mariages, passés de près de 110 000 en 2014 à seulement 77 000 unions en 2021. Des données qui trouvent un écho dans l’évolution des habitudes des femmes, qui se marient de plus en plus tard : à 30 ans en moyenne en 2023, contre 24 ans dans les années 1980, ce qui a des conséquences directes sur la natalité, passée de 225 000 en 2014 à 160 000 naissances en 2023, selon Jeune Afrique.
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Un recul de 65 000 naissances qui, il y a neuf ans, n’était même pas imaginable. « Lors d’une foire du livre, en 2013, j’ai longtemps observé la foule des chalands. Il n’y avait besoin d’aucune méthode, même empirique, pour constater que les familles avec trois jeunes enfants étaient alors la norme », expose une universitaire qui a alors pensé qu’une société aux valeurs conservatrices, en cette période d’arrivée au pouvoir de l’islam politique, allait justement consolider la famille et enregistrer plus de naissances.
Mais il semble que les familles n’ont pas répondu à une politique qui, effectivement, encourageait les mariages, au point que certains se souviennent d’une tendance populiste qui assurait que les jeunes chômeurs souffraient de ne pouvoir se marier et organisaient des mariages collectifs impressionnants (dont nul ne sait ce qu’ils ont pu donner).
Deux enfants contre six dans les années 1970
« Très souvent, on se marie pour les convenances et le mariage tourne court », commente Najla qui reconnaît que ni elle ni son ex-mari n’étaient prêts à assumer la responsabilité d’une famille. « Nous nous sommes mariés à crédit parce que nous nous plaisions. Quand la porte s’est refermée sur la fête, il restait des dettes et la soupe à la grimace au quotidien », ajoute celle qui se dit soulagée de ne pas avoir eu les moyens pour avoir un enfant. Elle a résisté à la pression familiale et au regard social qui jauge une union sur la rapidité à laquelle s’arrondit le ventre d’une nouvelle mariée. Mais ce temps là est en partie révolu : les indicateurs montrent que ces attitudes persistent dans les couches sociales les moins éduquées, où le taux de pauvreté atteint 16,8 %.
Les couples de trentenaires qui se marient aujourd’hui ont fait le choix de se garantir un niveau d’études assorti souvent de diplômes et envisagent d’abord un temps de vie à deux avant de penser aux enfants. « Les deux premières années, on était en rodage, à tout moment le test pouvait ne pas être concluant », se souvient un ingénieur devenu père d’un petit garçon. Mais il n’envisage pas, « faute de moyens » et en accord avec sa femme, d’en avoir d’autres dans les cinq ans à venir.
Ils seront malgré tout en deçà de la moyenne puisque les Tunisiennes n’ont actuellement que deux enfants, contre six dans les années 1970. « Il faut se souvenir que ces années-là étaient celle d’une profonde transformation économique et que le développement était rassurant. Nul ne pensait ni au chômage ni aux crises économiques », précise un retraité fier de voir ses trois enfants occuper de bons postes.
« Aujourd’hui ils ne pourraient pas élever leurs enfants aussi facilement que nous l’avons fait », ajoute le senior qui rappelle qu’autrefois le taux de mortalité infantile n’était pas négligeable et qu’il semblait naturel de concevoir des enfants pour qu’ils prennent la relève. « Une manière de transmettre l’héritage et le nom », souligne une urbaniste qui rappelle que l’habitat aussi était adapté à cette forme de vie, avec des maisons assez grandes pour réunir tous les membres d’une famille. « De cette horizontalité joyeuse, on est passé aux quartiers tout en verticalité et exigus », précise celle qui estime que l’un des indicateurs importants annoncé par l’INS est que la composition d’une famille est passée de 5 membres dans les années 1990 à 3,8 en 2022.
Les chiffres produits par l’INS éclairent de manière très fine l’évolution d’une société qui a été soumise à des changements. Le sociologue Mohamed Ali Ben Zina souligne donc l’intérêt de l’opération de recensement prévue cette année qui permettra, à partir de projections sur 30 ans, d’inspirer et d’établir des politiques publiques. Or, la lecture qu’il faisait récemment des derniers indicateurs sur les ondes de Mosaïque FM montre également l’impact de la pandémie : « En 2020-2021, nous avons vécu un séisme démographique avec seulement 0,45 % de croissance de la population, ce qui n’était pas prévu dans les projections démographiques et n’avait jamais été atteint en Tunisie. Cette donnée, avec le pic de mortalité passé de à 6,5 pour 1000 à 9 pour 1000, ne peut être lue en dehors du contexte de ces années-là ».
L’impact réel du Covid
Une conjoncture exceptionnelle qui va produire un effet générationnel : on parlera d’une « génération Covid » pour désigner, par exemple, ceux qui ont développé une immunité, ont en commun un vécu avec la pandémie qui a modifié les comportements et choix de vie. Déjà, selon certains experts, il y a lieu de s’inquiéter. L’espérance de vie est plus longue et les plus jeunes auront sûrement à assumer de nouvelles charges, notamment en matière de cotisations.
Il n’en demeure pas moins que, pour les démographes, les indicateurs de la Tunisie peuvent être encore sauvés, améliorés par une population de plus en plus éduquée. C’est ce que disent les chiffres : l’accès à l’éducation a permis sur le temps d’infléchir la courbe de la pauvreté et de positionner la population sur une tendance similaire à celle d’autres pays, avec des familles plus réduites, des débuts de vie en solo, des mariages plus tardifs et moins d’enfants. Une mutation qui n’empêche pas le socle social d’être et de rester conservateur sans bienveillance pour ceux qui sortent du cadre. Aussi bien les mères célibataires que les homosexuels.