Climat : Une économie de guerre sera-t-elle nécessaire pour respecter l’Accord de Paris ?

Voilà maintenant 3 ans que la pandémie liée au coronavirus est venue bouleverser le monde. Depuis, nous avons connu en Occident des conditions macroéconomiques qui n'avaient plus été observées en plusieurs décennies.
La reprise économique post-Covid et la désorganisation des chaînes de valeur ont engendré un déséquilibre entre offre et demande et une inflation importante. À cela se sont ajoutées les conséquences de la guerre en Ukraine et l'augmentation des prix de l'énergie et de l'alimentation. À ainsi été atteint un taux d'inflation jamais vu en zone euro depuis la création de la monnaie unique. En parallèle, de nombreux pays, à la tête desquels les États-Unis et le Royaume-Uni, ont connu une pénurie de travailleurs, et on observe dans de nombreux pays européens une réémergence du conflit social lié à la répartition des richesses entre travail et capital.
Et la transition énergétique dans tout cela ? Et si au lieu de contribuer à apaiser ces tensions, celle-ci venait rajouter de l'huile sur le feu et renforçait les différentes dynamiques inflationnistes ? C'est ce qu'a étudié en détail notre collectif d'ingénieurs et d'économistes de l'UCLouvain, de l'Agence française de développement, du Shift Project, de l'Université Grenoble Alpes et de l'Inria. Dans un article récemment publié dans la revue Ecological Economics, nous tentons de répondre à la question suivante : « quelles dynamiques macroéconomiques seraient engendrées par une transition énergétique mondiale rapide, compatible avec l'accord de Paris ? »
Alors que nombre d'économistes abordent cette question en parlant d'un « capital brun » qu'il faudrait remplacer par du « capital vert », notions relativement abstraites, nous avons pris soin de fonder notre modèle sur les caractéristiques techniques des énergies solaire et éolienne au niveau mondial pour déterminer de manière précise leur potentiel global, selon latribune.
Ces deux types d'énergie seront vraisemblablement largement majoritaires à l'avenir, quel que soit le mix énergétique décarboné envisagé. Le modèle que nous avons développé, baptisé Temple, représente de manière unifiée les interactions entre système énergétique, économie réelle et sphère financière. La nouveauté réside notamment dans l'utilisation de projections détaillées de l'évolution de différentes caractéristiques du système énergie-économie au cours de la transition. Sont ainsi incluses l'évolution des besoins en capital du secteur énergétique, fondée sur des calculs de Taux de Retour Énergétique (abrégé EROI en anglais), l'évolution de l'intensité énergétique des différents secteurs économiques et les changements démographiques globaux.
Temple permet donc de modéliser une économie mondiale qui, tout en continuant à croître, réaliserait une transition énergétique à marche forcée jusqu'à 2050. Il nous amène à six conclusions essentielles.
Des besoins, de la croissance mais un effet d'éviction
La transition énergétique implique une multiplication par 10 des besoins en capitaux du secteur énergétique. Autrement dit, répondre à une demande énergétique mondiale donnée à l'aide de panneaux solaires et d'éoliennes, en prenant en compte les moyens de stockage d'énergie et le renforcement des réseaux associés, demande 10 fois plus de machines et d'équipement que leur équivalent en puits de pétrole, gaz, mines de charbon, centrales thermiques et réseaux actuels.
Du fait des investissements massifs dans le secteur énergétique, la transition induit un rebond de croissance économique.
Contrairement à l'intuition keynésienne, les contraintes d'offre s'avèrent déterminantes dans la transition. Ce n'est pas la disponibilité physique en énergie renouvelable qui fait défaut, mais plutôt la capacité productive de l'économie. En d'autres termes, la demande en investissements dans le secteur énergétique est telle que l'appareil productif ne peut pas répondre à la fois à cette nouvelle demande et à la demande en biens de consommation des ménages. Un phénomène de crowding-out de la production industrielle apparaît dès le début de la transition (en français, on parle d'effet d'éviction). Notons que Temple modélise aussi bien la sphère réelle que financière de l'économie : la contrainte soulignée ci-dessus concerne bien l'économie réelle, la transition ne semblant pas rencontrer d'obstacle majeur d'un point de vue financier.
Épargne, pénurie de travailleurs et inflation
Selon notre modèle, le taux d'investissement de l'économie mondiale (c'est-à-dire la fraction du PIB non dédiée à la consommation des ménages et du gouvernement) devrait augmenter de 26 % aujourd'hui à plus de 40 % au pic de la transition.
Une telle situation n'a plus été observée dans un pays occidental depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale aux États-Unis. C'est dire que les simulations du modèle correspondent à une économie de guerre où la production de tanks, obus et bombardiers serait remplacée par celle de panneaux solaires, éoliennes et réseaux électriques. Tout comme pendant la Seconde Guerre mondiale, les ménages seraient forcés d'épargner une partie significative de leur revenu, afin de contribuer au financement de ces investissements.
Le dynamisme économique provoqué par la transition ne vient pas seulement saturer le capital productif, il cause aussi d'importantes tensions sur le marché du travail. Dans le scénario principal étudié avec Temple, le taux d'emploi augmente ainsi de 20 % entre aujourd'hui et 2050.