Dans le nord du Cameroun, querelles politiques sur fond de « famine »
En initiant un forum sur une supposée famine dans le Grand-Nord, Cavayé Yéguié Djibril, président de l’Assemblée nationale, semblait déterminé à décrédibiliser le ministre de l’Agriculture Gabriel Mbaïrobe.
Mais Paul Biya et Ferdinand Ngoh Ngoh ont interdit l’événement.
Le 5 janvier, alors que Cavayé Yéguié Djibril se présente devant Paul Biya, pour lui adresser ses vœux de nouvelle année, le président de l’Assemblée nationale en profite pour faire passer un message : il fait savoir au chef de l’État camerounais que face à la famine sévère dont souffre le septentrion, composé des régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord, il a entamé une distribution exceptionnelle de blé, rapporte Jeune Afrique.
Ses ressources financières étant limitées, le député sollicite des fonds supplémentaires pour aider les populations dans le besoin.
Seulement, l’initiative n’a pas plu à tout le monde. « Si famine il y avait, c’était Gabriel Mbaïrobe, en sa qualité de ministre de l’Agriculture et du Développement rural, qui aurait dû informer le chef de l’État sur ces questions », explique une personnalité du Grand-Nord.
Et cette même source d’exprimer des regrets quant au fait que Cavayé Yéguié Djibril ait, une fois de plus, désavoué le ministre devant Paul Biya. Mis au parfum de l’échange entre le président de la République et celui de l’Assemblée nationale, Gabriel Mbaïrobé, très avare en parole, se mure dans un silence indigné.
Un forum pour lever 100 millions de F CFA
Un mois après cet épisode, Cavayé Yéguié Djibril, qui bénéficie du soutien du ministre des Finances, Louis-Paul Motaze, décide d’enfoncer le clou et d’organiser un « forum de haut niveau d’actions de lutte contre la famine dans les régions septentrionales ». Prévu pour le 14 février à Maroua, celui-ci a pour principal objectif de lever des fonds : le montant des contributions doit atteindre plus de 100 millions de F CFA (environ 150 000 euros), selon un document confidentiel transmis à Jeune Afrique.
À en croire une élite du Grand-Nord, qui s’est confiée sous anonymat, l’initiative émane surtout de Yaouba Abdoulaye, un proche du patron de l’Assemblée nationale, et de Boukar Abdourahim, directeur de cabinet contesté du président de la chambre basse. Un temps appelé à être remplacé mais toujours en poste, Abdourahim entretient des relations tendues avec la présidence de la République et cherche activement à revenir aux affaires. Il n’hésiterait donc pas, explique notre source, à « instrumentaliser » son ancien employeur.
Selon ses détracteurs, Cavayé Yéguié Djibril ne poursuivrait d’ailleurs lui-même que ses « propres intérêts personnels », afin de consolider son pouvoir personnel aux dépens de l’influence croissante de Gabriel Mbaïrobe, qui occupe depuis 2019 son ministère et qui tend à s’illustrer comme l’une des personnalités incontournables du septentrion, dont il est natif – il est originaire de Garoua, dans le Grand-Nord.
Interdit par Paul Biya
« Par le passé, d’autres tentatives ont visé à faire croire que le nord du pays était frappé par une famine. Les motivations en sont connues. La région connait une situation d’insécurité alimentaire, mais pas de famine », insiste notre source issue du Grand-Nord. Celle-ci en veut d’ailleurs pour preuve un rapport récent du bureau de coordination de l’action humanitaire des Nations unies, daté du 7 février, qui se veut beaucoup moins alarmiste que ne l’est le président de l’Assemblée nationale.
Deux jours plus tard, le 9 février, alors que le forum est encore en pleine préparation, le couperet tombe : Paul Biya, à travers son secrétaire général, Ferdinand Ngoh Ngoh, décide officiellement de l’interdire. Le courrier à ce sujet et dont JA a obtenu copie, est adressé par Ngoh Ngoh au secrétaire général de l’Assemblée nationale, André Noël Essian.
Règlement de comptes dans le Grand-Nord
Le discret Gabriel Mbaïrobe, proche de Ferdinand Ngoh Ngoh, a-t-il utilisé son influence pour obtenir cette décision ? Dans la foulée, Paul Biya sollicite également Jean Nkuete, secrétaire général du comité central du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir), afin que celui-ci dresse la liste des organisateurs du forum de Cavayé Yéguié Djibril. Or, le patron du parti au pouvoir entretient depuis de longues années des relations très fraîches avec le président de l’Assemblée nationale.
Au Cameroun, Franck Biya joue la carte de la discrétion
L’affaire du forum vire-t-elle au règlement de comptes ? Plusieurs personnalités influentes qui avaient participé ouvertement ou discrètement à l’organisation de l’événement ont en tout choisi depuis de prendre leur distance avec l’initiative. Elles se sont tournées vers Boniface Bayaola et Boubakar Likiby, deux collecteurs de fonds au service de Cavayé Yéguié Djibril, pour demander le remboursement de leurs contributions financières.
Mais le président de l’Assemblée leur a sèchement répondu que « l’argent rentré ne sort plus ». Déjà fragilisé par l’épisode du limogeage forcé de Boukar Abdourahim – qui n’a en réalité jamais été effectif -, Cavayé Yéguié Djibril pourrait avoir une nouvelle fois contribuer à gonfler les rangs de ses ennemis politiques. Si le septentrion revêt une importance essentielle pour les prochaines joutes électorales, nombre de candidats, dont Gabriel Mbaïrobe, sont sur les rangs pour ravir au président de l’Assemblée nationale son rôle de parrain du Grand-Nord.