Mali: Quelles conséquences de l'interdiction des ONG à financements français sur les populations?
Déjà fragilisées par l’insécurité, les ONG au Mali doivent désormais agir sans financements français, décision du gouvernement malien en riposte à l’annonce par la France de la suspension de son aide publique au développement.
“Le Journal du Mali” revient sur les conséquences de ces mesures sur les populations civiles.
Expulsion de l’ambassadeur de France, départ de Barkhane, plainte à l’ONU… Les relations entre le Mali et la France sont très compliquées depuis plusieurs mois.
Ce que certains estimaient être une brouille passagère, qui ne conduirait pas au divorce, s’étend désormais aux ONG bénéficiant de financements français, y compris [les ONG] humanitaires.
Le 16 novembre, Paris a annoncé arrêter son aide publique au développement au Mali, estimant que les conditions n’étaient plus réunies pour la poursuite des projets. Les autorités françaises avaient maintenu cependant l’aide d’urgence et l’action humanitaire.
Tensions franco-maliennes
La réaction des autorités maliennes n’a pas tardé. Dans un communiqué daté du 21 novembre, le gouvernement de la transition a interdit, “avec effet immédiat”, toutes les activités menées sur son sol par des ONG opérant sur financement ou avec l’appui matériel ou technique de la France, y compris dans l’humanitaire.
“La décision de la France, prise depuis février 2022, ne suscite aucun regret, d’autant plus qu’elle contribue à la restauration de notre dignité bafouée par une junte française spécialisée, d’une part, par l’octroi d’aide déshumanisante pour notre peuple et utilisée comme moyen de chantage des gouvernements et, d’autre part, dans le soutien actif aux groupes terroristes opérant sur le terrain malien”, fustige-t-on dans le communiqué signé par le Premier ministre par intérim, le colonel Abdoulaye Maïga.
D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le Mali a reçu 121 millions de dollars américains, soit environ 77 milliards de francs CFA d’aide publique au développement de la part de la France en 2020. Selon des données de l’ambassade de France non actualisées, entre janvier 2013 et septembre 2017, le montant des octrois de la France au Mali, au travers de l’Agence française de développement (AFD), s’est élevé à 310 milliards de francs CFA [473 millions d’euros].
Le prix à payer pour les civiles
Avant même les annonces officielles, Coordination Sud, un collectif d’une trentaine d’ONG françaises de solidarité internationale, avait fait part de son inquiétude quant aux conséquences qu’aurait l’arrêt des financements pour la population, les organisations de la société civile malienne, ainsi que ses propres organisations, dans une lettre du 15 novembre adressée aux autorités françaises.
“Alors que 7,5 millions de personnes ont besoin d’assistance, soit plus de 35 % de la population malienne, et que le Mali est en 184e position sur l’Indice de développement humain, la suppression de ces financements entraînera l’arrêt d’activités essentielles, voire vitales, menées par les organisations de la société civile malienne et internationale au profit de populations en situation de grande fragilité ou de pauvreté.
Ces populations se retrouvent ainsi encore plus vulnérables à la violence et à l’influence des parties en conflit”, indique-t-on dans la lettre.
Selon une source française, l’aide humanitaire de la France s’élève à 9 millions d’euros, soit un peu plus de 5 milliards de francs CFA. En mai dernier, la France a paraphé une aide de 2,6 milliards de francs CFA destinée aux populations vulnérables du Mali. Un financement alloué à trois projets.
Le premier sera porté par le Programme alimentaire mondial (PAM), pour un montant de près de 1,6 milliard de francs CFA [2,5 millions d’euros], le deuxième par l’ONG Première Urgence internationale, et le troisième par l’ONG Solidarités International.
“Il y aura quelques impacts à court terme, c’est sûr. Si on prend, par exemple, le Conseil régional de Mopti [dans le centre du Mali], c’est une institution qui fonctionne à peu près à 70 % sur financement de l’AFD. Ça veut dire que les activités de ce Conseil régional vont s’arrêter à un niveau très élevé. Plusieurs projets qu’ils ont lancés seront stoppés. Il en sera de même dans la région de Kayes [une commune de l’ouest du pays située au nord-ouest de Bamako], où beaucoup d’associations et de petites ONG nationales sont financées par des fonds français. Cela aura pour conséquences de mettre certains jeunes au chômage”, analyse Adama Diongo, porte-parole du Collectif des associations des jeunes de la région de Mopti.
Amadou Touré, juriste et collaborateur du cabinet FSD Conseils, va plus loin, expliquant que dans une grande partie du territoire, où “l’État malien brille par son absence”, seules les actions d’ONG permettent aux populations d’avoir accès à un certain nombre de services sociaux de base, notamment la santé, en assurant la continuité du service des quelques centres de santé existants.
“En outre, les ONG viennent en aide à ces populations par des activités de microfinance, afin de leur permettre d’avoir une autonomie financière, singulièrement les femmes. En filigrane, les ONG œuvrent aussi pour le retour de la paix, de la cohésion sociale et de la prévention des conflits communautaires, tout ce qui peut aider l’État du Mali dans sa politique sectorielle de réconciliation, d’où plusieurs conséquences à prévoir si la décision est appliquée avec rigueur”, craint-il.
Activités humanitaires suspendues
Certaines organisations non gouvernementales ont déjà annoncé arrêter leurs activités pour se conformer à la décision du gouvernement malien. Il s’agit, par exemple, de l’ONG Santé Diabète et de son centre médico-social, ainsi que d’AVSF (Agronomes et Vétérinaires sans frontières). Cette dernière, présente au Mali depuis 1983, soutient les éleveurs transhumants, les agropasteurs sédentaires, les familles paysannes et leurs organisations pour sécuriser l’accès à l’alimentation et créer des revenus dans des régions difficiles et dans les zones rurales.
Avec “Trois frontières”, l’un des projets qu’elle exécute au Mali et qui couvre également le Burkina Faso et le Niger, l’ONG appuie depuis 2018 des organisations paysannes en leur donnant des équipements, de l’alimentation pour le bétail, des poissons, etc. Le projet appuie également des investissements communaux sur la base du PDSEC [Plan de développement social, économique et culturel] (eau, santé, éducation, formation).
“Dans les régions du nord du Mali (Tombouctou, Taoudéni et Gao), environ 35 000 personnes ont eu accès à la santé humaine et animale au travers de la mise en place d’équipes mobiles de santé mixtes. Ainsi, 24 000 personnes ont accès à l’eau pour leurs ménages et leurs élevages, et environ 50 000 personnes ont pu développer leurs activités agricoles (productions végétales et animales)”, estime un agent de l’ONG installé dans la région de Gao.
Selon ce dernier, l’un des rares humanitaires qui a accepté de répondre à nos questions sous [le couvert de l’]anonymat, leurs activités sont totalement suspendues du fait que le projet est à 100 % financé par l’AFD.
“Je suis impacté par l’arrêt, de même que les organisations paysannes que nous appuyons, ainsi les investissements dédiés aux collectivités. Le projet couvre six cercles frontaliers : Gao et Ansongo pour la région de Gao, Gourma Rharouss pour Tombouctou, et Koro, Bankass et Douentza pour Mopti. Dans chacun des cercles d’intervention, toutes les communes sont bénéficiaires”, explique-t-il.
Partagé entre inquiétudes pour les populations bénéficiaires du projet et esprit de patriotisme, il ajoute : “Personnellement, bien que cela me mette au chômage, je soutiens la décision du gouvernement malien. La France fait du chantage et il ne faut pas céder à ce chantage.”
Les autorités de la transition ont conforté leur décision en adoptant, lors du Conseil des ministres du 23 novembre, un projet de décret pour interdire “avec effet immédiat” toutes les activités menées par les associations, les organisations non gouvernementales et assimilées opérant sur le territoire malien sur financement, ou avec l’appui matériel ou technique, de la France. Une mesure qui concerne aussi bien les associations nationales ordinaires et les associations signataires d’accords-cadres avec l’État que les associations étrangères et les fondations.
“Le gouvernement s’engage à évaluer au niveau interministériel et au niveau des gouverneurs de région et du district de Bamako les effets de la décision sur les populations, afin de prendre les dispositions nécessaires pour les accompagner”, promet-on dans le communiqué du Conseil des ministres.
Résilience et résignation
Redoutée par les agents des ONG soucieux de leurs emplois, la question des conséquences sur les populations se pose également. “Pour le cas spécifique du pays dogon [région de Mopti], l’insécurité a fait que les ONG ont quitté la zone il y a plus de cinq ans.
Donc la population s’est déjà adaptée à l’absence d’ONG et de projets financés par tous les pays. En tant que ressortissant de la zone, ce dont je suis au courant c’est que le financement français en pays dogon est en bonne partie un financement privé.
Des ONG françaises financées par des fonds publics y sont, mais ce sont surtout les initiatives privées d’associations françaises qui sont le plus nombreuses. Je pense que cette décision de l’État ne concerne pas ces financements privés”, explique Adama Diongo.
De même que lui, Djibrilla Abdoulaye, acteur de la société civile de Gao, estime que depuis 2012 “les gens du Nord ont adopté une résilience face à la souffrance.
Ce sont les autres qui crient toujours devant le moindre effet. J’ai vu récemment les Bamakois se plaindre du prix du carburant, qui avait atteint 800 francs [1,22 euro]. Au même moment, on l’achetait à 1 000 francs [1,53 euro] ici, à Gao, sans faire trop de bruit”, dit-il.
Ces propos sont appuyés par l’agent d’AVSF qui insinue, en outre, que la suspension de l’aide française aura plus de poids sur les acteurs politiques et humanitaires que sur les plus vulnérables. Et pour cause : “Une grande partie des actions destinées aux plus vulnérables sont détournées par certains acteurs humanitaires. Malheureusement, ce sont des miettes qui arrivent à ces pauvres.
À regarder le mode de vie richissime de certains de nos amis humanitaires, on voit bien cette dimension de détournements. Dans ce lot, on a malheureusement aussi certains élus, des notables et l’administration”, assure-t-il.
Un autre aspect tendant à minimiser l’impact de l’arrêt de l’aide française est que plusieurs ONG bénéficiant de l’appui de fonds publics français disposent d’autres sources de financements.
Ce qui leur permettra de continuer à exercer sur le sol malien. Comme c’est le cas de l’ONG Médecins du monde Belgique, qui, après avoir suspendu ses activités le 22 novembre, “par mesure conservatoire vu qu’elle était bénéficiaire d’un financement français”, a annoncé, via une lettre au gouverneur de la région de Gao [adressée] le 24 novembre, vouloir reprendre ses activités dans la région sans financement français.
“Les vrais perdants, [ce sera] nous, les Maliens qui évoluons dans les ONG 100 % financées par l’AFD et qui nous retrouverons sans doute très prochainement au chômage. Reste à voir comment le gouvernement compte compenser cela”, se questionne l’agent d’AVSF.