Pourquoi la Tunisie a perdu dix ans
Skander Ounaïes, professeur à l’université de Carthage, ancien conseiller économique au Fonds souverain du Koweït,analyse les raisons des difficultés de la Tunisie, une décennie après la révolution et trois semaines après les mesures exceptionnelles.
La Tunisie était vue comme un modèle d’espoir démocratique pour le monde arabe. Je souscris totalement à cette analyse.
Toutefois, la quasi-majorité des analystes français et européens de la révolution de janvier 2011 en Tunisie ne posent pas la question principale : pourquoi le modèle a-t-il déraillé ?
Ceux qui ont pris le pouvoir de la manière la plus légale par les élections d’octobre 2011, grâce à une loi électorale faite sur mesure pour le parti islamiste en place, avec la connivence ou la naïveté des soi-disant constitutionnalistes tunisiens, n’avaient pas pour objectif de gouverner un pays, mais de le détruire de manière méthodique, insidieuse, et invisible de l’extérieur.
À l’appui de mon propos, je voudrais citer trois éléments majeurs. D'abord, la « compensation » pour les victimes de l’ancien régime estimée par le ministère des Finances à 1 milliard d’euros. Elle a été pompée directement en 2012 sur le budget de l’État. Ensuite, l’introduction du terrorisme dans le pays. Les Européens ont laissé faire : il fallait observer au microscope l’expérience du « laboratoire » tunisien. Enfin, l’embauche dans la fonction publique de près de 200 000 personnes sans aucune formation, et pour la plupart sans passer par les concours : mais c’étaient des membres des partis au pouvoir.
Démocratie toujours à construire
À cela s’ajoute le contresens d’une politique économique qui a considéré que la Tunisie subissait un choc de demande, alors qu’en réalité, il s’agissait d’un choc d’offre. Cette impardonnable erreur a été maintenue pendant des années, malgré les multiples mises en garde de plusieurs économistes. Tout ce que la Tunisie subit aujourd’hui en termes de déficit public, de dette publique et externe, et de chômage, résulte de la période de « gouvernance » du parti islamiste. Avec, à chaque fois, des partis « poissons-pilotes » venus ramasser les miettes.
On compare souvent maladroitement la situation tunisienne avec celle de la Syrie, de l’Égypte, et de la Libye. En Égypte, la révolution a été jugée comme non aboutie, et en Syrie, carrément étouffée. Or, chaque pays a son histoire, sa personnalité, ses fractures et ses constantes qui déterminent les évolutions. Croire à l’idée d’une contagion révolutionnaire serait une erreur historique.
Pratique sereine de la religion
D’autres commentateurs présentent la situation actuelle comme « un schéma populiste atypique ». Ce schéma existait depuis le 14 janvier 2011 à la chute de l’ex-président Ben Ali. Il n’a pas évolué car on l’a volontairement dissous dans des questions identitaires primaires pour masquer les vrais enjeux du pays. Là encore, il s’agit d’un problème de maturité du processus démocratique, toujours en transition.
En conclusion, les idées de l’« islam politique » que beaucoup de dirigeants européens et américains jugent, sans les comprendre, aptes à guider les pays arabes vers un monde meilleur, ne sont qu’un leurre. Et cela pour trois raisons essentielles. Elles fonctionnent comme les anciens modèles du FMI, c'est-à-dire un « prêt-à-porter » pour tous, quelle que soit la situation en question, en gommant les spécificités de chaque pays. Elles utilisent des modes de pensée destructeurs, à l’encontre de toutes les valeurs universelles, notamment l’éducation des femmes, ce qui ne semble guère déranger les responsables européens ou américains. Elles introduisent dans un pays, de manière sournoise, le terrorisme, qui s’y enracinera et deviendra très difficile à combattre, car il aura eu le temps d’implanter ses relais au sein de la société.
Finalement, le seul islam auquel croit la majorité des populations arabes, et auquel, nous aussi Tunisiens, sommes très attachés, est la révélation divine, avec ses principes fondamentaux immuables. Ils excluent toute idéologie rétrograde et reposent sur une pratique sereine de la religion. C’est ce qui donne sa vitalité à « l’exception tunisienne », pour reprendre l’expression du professeur Michel Camau, un fin connaisseur du pays et un ami. C’est pour nous un rempart contre la haine et l’ignorance.