Sur fond de crise institutionnelle attisée par Karim Wade et amplifiée par sa propre majorité, le chef de l’État sénégalais est soupçonné de reporter à dessein une élection à laquelle il n’est pas lui-même candidat.
« Dans les meilleurs délais. » C’est à ces quatre mots que reste suspendu le sort des Sénégalais alors que doit s’ouvrir ce 26 février, à 18 heures, un dialogue national censé sortir le pays de l’impasse politique dans laquelle il est engagé à la suite d’une décision du Conseil constitutionnel entérinant un report sine die de l’élection présidentielle qui aurait dû se tenir la veille.
Dans ce pays miraculé d’Afrique de l’Ouest, qui n’a jamais connu à ce jour de putsch, l’unique report qu’ait jamais subi le roi des scrutins n’avait pas excédé deux mois. C’était à la fin des années 1960, et pour de banales raisons techniques, rapporte Jeune Afrique.
Présidentielle au Sénégal: le président Sall accablé par plusieurs personnalités
Aujourd’hui, c’est à une crise inédite qu’est confronté Macky Sall, lui qui s’apprêtait à tirer sa révérence après douze années à la tête de l’État. En l’espace d’à peine un mois, une succession d’événements, survenus comme s’ils s’inscrivaient dans un scénario écrit d’avance, sont en effet venus bouleverser le calendrier électoral, plongeant les Sénégalais ainsi qu’une large frange de la classe politique dans un abîme de perplexité.
Le verdict de Macky Sall
Officiellement, l’affaire bascule le 3 février, lors d’une adresse à la nation improvisée. Évoquant un « conflit ouvert » entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel, « sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges [dudit Conseil] », mais aussi la « polémique » autour de la candidature de Rose Wardini, « dont la binationalité a été découverte après la publication de la liste définitive des candidats », Macky Sall livre un verdict sans appel : « Ces conditions troubles pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré- et postélectoral. »
Décision est donc prise d’abroger, par un nouveau décret, celui qui avait fixé au 25 février la date du premier tour. Deux jours plus tard, l’Assemblée nationale examinera, en urgence, une proposition de loi constitutionnelle émanant du groupe parlementaire du Parti démocratique sénégalais (PDS, opposition).
Vent debout contre le Conseil constitutionnel depuis l’annonce de l’élimination de son candidat, le parti de Karim Wade entend en effet faire adopter par les députés ce texte qui aboutirait à retarder de dix mois le scrutin présidentiel. Alors que le mandat de Macky Sall arrivera à terme le 2 avril, la présidentielle se tiendrait… le 15 décembre !
Karim Wade à la manœuvre ?
Au Sénégal comme chez les principaux partenaires du pays, dont certains formuleront en termes diplomatiques leur inquiétude, l’annonce tombe comme un coup de tonnerre. Alors que la campagne électorale devait s’ouvrir officiellement le lendemain de l’allocution présidentielle, la voici reportée pour un motif discutable. Aux yeux de l’opposition comme à ceux de la société civile, l’hypothèse d’un stratagème associant le chef de l’État au fils de son prédécesseur, Karim Wade – dont le rôle dans la série d’événements qui ont conduit in extremis à ce report s’est révélé crucial – n’est pas à exclure.
Pourtant, le 20 janvier, lorsque le Conseil constitutionnel avait divulgué la liste définitive des candidats, rien ne laissait présager qu’un tel ouragan couvait. L’élimination de l’opposant emblématique Ousmane Sonko pour cause de condamnation dans une affaire de diffamation envers un ministre n’avait pas provoqué de réactions démesurées de la part de ses partisans. Il est vrai que les Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité (Pastef, parti dissous en juillet 2023) avaient eu la sagesse d’adopter un plan B en lançant dans la course leur numéro deux : Bassirou Diomaye Faye, en détention provisoire depuis près de un an mais pas encore jugé. Lui a pu passer à travers les mailles du filet.
Le processus électoral ébranlé
À la surprise générale, c’est donc du PDS, et non de Pastef, qu’est partie la réaction en chaîne qui a abouti à cette crise inédite. En parfaite connivence avec le camp au pouvoir, le parti de Karim Wade a ébranlé, en moins de trois semaines, le processus électoral.
Report des élections au Sénégal : Incertitudes économiques et préoccupations touristiques
Servant de prétexte à un vaste chamboule-tout, l’invalidation de la candidature de l’ancien « ministre du Ciel et de la Terre », en exil au Qatar depuis 2016 – fondée sur le fait que celui-ci possédait toujours la nationalité française à la date où son dossier de candidature avait été déposé, ce qu’interdit la Constitution –, a littéralement atomisé une élection dont nul ne peut encore prédire à quelle date elle sera finalement reportée.
Un temps très critique – malgré une proximité ancienne avec le président sénégalais – contre ce qu’il considère comme un possible coup de force, le journaliste Madiambal Diagne, éditorialiste au Quotidien, s’interrogeait sans prendre de gants au cours des jours suivants. « Tout cela procéderait-il d’un plan ourdi pour maintenir Macky Sall au pouvoir ? Rester au pouvoir sans aucune base légale, après la fin de son mandat constitutionnel, équivaudrait à un coup d’État institutionnel. Je ne vois pas Macky Sall s’engager dans une voie aussi dangereuse pour lui-même et pour la nation », écrivait-il le 29 janvier.
Une intuition partagée par un membre du premier cercle présidentiel hostile au report, qui s’interroge sur le rôle exact joué par le chef de l’État. « Les actions du PDS semblent élaborées en bonne intelligence avec le président. Vu les accusations qu’il porte, ce parti n’avait aucune raison de traiter Macky Sall avec une telle délicatesse », confie-t-il à JA.
Tirs à boulets rouges sur Amadou Ba
De fait, et ce n’est pas la moindre des curiosités depuis que le processus électoral a déraillé, Karim Wade et les siens font preuve d’une surprenante mansuétude à l’égard du président sortant. Lorsqu’ils déclenchent les hostilités, le 31 janvier, en soumettant à l’Assemblée nationale une résolution visant à mettre sur pied une commission d’enquête parlementaire, ils tirent à boulets rouges à la fois sur l’une des institutions les plus sacrées de la République (le Conseil constitutionnel) et sur Amadou Ba en personne, Premier ministre en exercice et candidat de la coalition présidentielle Benno Bokk Yakaar (BBY). Ils accusent même ouvertement ce dernier d’avoir corrompu deux des sept « sages », nommément livrés à la vindicte, afin que ceux-ci biaisent sciemment le processus de sélection des candidats.
Malgré ces accusations gravissimes, Macky Sall ne semble pas réagir. Plus étonnant encore : à chaque étape de la création de cette commission d’enquête parlementaire, puis lors du vote, le 5 février, d’une proposition de loi constitutionnelle – introduite par le PDS – visant à reporter l’élection et dont l’exposé des motifs préconise de reprendre à zéro l’ensemble du processus de sélection des candidats, les députés du groupe parlementaire BBY votent comme un seul homme en faveur de ces initiatives. Au risque de fragiliser leur candidat à quelques jours du scrutin.
Durant la seconde quinzaine de janvier, Macky Sall réunit les plus hauts responsables des institutions de la République, dont Amadou Ba. Selon nos informations, un fidèle et discret conseiller du président, Mahmoud Saleh, met alors en garde ses interlocuteurs. « Il faut renoncer à soutenir cette initiative de commission d’enquête parlementaire, elle est dangereuse », plaide-t-il en substance. Amadou Ba estime, quant à lui, qu’à défaut de voter contre le projet de résolution, les députés de la majorité présidentielle devraient à tout le moins s’abstenir.
Mais Macky Sall considère qu’il faut donner des gages aux électeurs de Karim Wade afin d’éviter qu’ils ne basculent dans l’hostilité. Les autres participants se rangent à l’avis du « patron ».
La rencontre a un goût amer pour Amadou Ba. Quelques jours plus tard, dans une interview à Jeune Afrique, celui-ci se montre pourtant imperturbable. N’est-il pas surpris que le report impromptu de l’élection soit cautionné par ses propres troupes ? « En tant que candidat, je tire un intérêt évident de l’intégrité des mécanismes qui encadrent le scrutin : il y va de la crédibilité de mon élection à la tête du pays », élude-t-il. Quant à imaginer qu’il aurait perdu la confiance de son mentor, il écarte cette hypothèse d’une pirouette : « Le seul problème entre le président Macky Sall et moi, c’est qu’il n’y a pas de problème. »
Risque de ballotage ?
Depuis des mois, certains fidèles du chef de l’État dénigrent sans s’en cacher le candidat choisi par ses soins. Sans avoir subi de réprimandes publiques de sa part, ce qui ne laisse pas d’étonner. Certains faucons de l’Alliance pour la République (APR, le parti présidentiel) prépareraient-ils les esprits à quelque agenda caché ? Les sondages qui circulent sous le manteau dans les états-majors politiques leur laissent-ils craindre qu’Amadou Ba risquerait de se retrouver en ballotage défavorable face à la « doublure » d’Ousmane Sonko lors d’un second tour à haut risque ?
« En novembre 2023, en marge du Conseil des ministres, un de mes collègues m’a confié qu’il n’y aurait pas d’élection le 25 février [2024], et que l’objectif était de gagner deux ans afin de pouvoir régler les problèmes », indique, encore stupéfait, un membre du gouvernement.
Quand on l’interroge sur l’accusation, brandie par certains de ses détracteurs, qu’il cherche à gagner du temps en se maintenant au pouvoir au-delà du terme légal, l’intéressé s’en offusque aussitôt. « On ne peut pas me faire ce procès, expliquait-il à JA à la mi-février. Si j’avais voulu jouer les prolongations, j’aurais tout simplement brigué un troisième mandat, comme la Constitution me le permet. […] Il était en revanche irresponsable d’aller à l’élection dans les conditions qui prévalaient à la veille du début de la campagne. J’ai pris mes responsabilités. »
Remue-ménage institutionnel
Reste que le remue-ménage institutionnel entretenu à dessein par la majorité présidentielle a déjà eu une retombée fâcheuse. Seul un premier tour de scrutin le dimanche 3 mars aurait permis, en cas de second tour, de voir le successeur de Macky Sall entrer en fonction avant le 2 avril, date à laquelle le second mandat de ce dernier doit prendre fin.
À défaut, quel que soit le scénario pour lequel le président sortant optera au terme du dialogue national qui doit s’ouvrir ce lundi, la prolongation de son mandat au-delà de cette date fatidique ouvrirait une nouvelle séquence inédite. Car, en laissant à l’exécutif le soin de fixer à sa guise la date de l’élection, le Conseil constitutionnel semble avoir négligé une disposition déjà inscrite dans la Constitution, selon laquelle « le président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur ».
Élections présidentielles au Sénégal : quel avenir pour ce scrutin ?
D’ores et déjà, aiguillonnée par Karim Wade, une partie de la classe politique commençait à militer ouvertement, le 20 février, pour un scénario extrême : la réinitialisation totale du processus de sélection des candidats. En effet, selon le Front démocratique pour une élection inclusive, animé par le candidat du PDS, « un autre scrutin présidentiel et un autre processus électoral deviennent inévitables ».
Le 23 février, dénonçant de leur côté une « mascarade », un « jeu de dupes » ou encore une « tentative de diversion », 16 des 19 candidats retenus par le Conseil constitutionnel ont annoncé, lors d’une conférence de presse commune, qu’ils refusaient de prendre part à ce dialogue.
La veille au soir, face aux représentants de quatre médias sénégalais, Macky Sall avait quant à lui réitéré sa promesse de quitter le pouvoir au dernier jour de son mandat, le 2 avril. « Il est clair que le pays ne peut pas rester sans président », avait-il toutefois ajouté, sans plus de précision.