Surveillance : il faut interdire Pegasus
Parce que la régulation fonctionne, parce que la surveillance totale ne peut avoir de bien-fondé, parce que nous ne sommes qu’aux premiers jours de nos vies numérisées, il est urgent de prohiber dès maintenant ces armes de surveillance totale.
Les révélations d’Edward Snowden avaient mis en lumière l’ampleur de la surveillance de masse opérée par les Etats-Unis et leurs plus proches alliés.
Les nouvelles informations publiées par le consortium Forbidden Stories sur l’entreprise israélienne NSO montrent l’étendue de la surveillance ciblée totale. Entre les mains de pouvoirs autoritaires, cette technologie de pointe sert à espionner, et, in fine, à écarter ceux qui gênent : les opposants bien sûr, les avocats, les journalistes, bref la société civile. Il faut interdire ces technologies.
Répondent-elles à un besoin légitime ? Dans bien des Etats, les services de sécurité peuvent écouter les conversations, géolocaliser des téléphones, obtenir les fadettes [factures détaillées, ndlr] pour connaître les habitudes de communication, reconstituer un historique de navigation sur Internet, et même pirater un appareil.
Pegasus permet tout cela et bien plus. Il transforme nos smartphones en redoutable indic. Pratiquement indétectable, la contamination se fait à distance, sans nécessiter aucune action de la part de la cible. Ensuite, les donneurs d’ordre savent tout : le micro et la caméra peuvent être déclenchés à distance, toutes les données (photos, contacts, agenda…) sont aspirées, le chiffrement (cryptage) des messageries comme Signal, WhatsApp ou Telegram est de fait contourné. L’œil est posé sur l’épaule de la victime qui ne se doute de rien.
Cette surveillance totale permise par un seul outil ne peut avoir de bien-fondé, elle porte en elle l’arbitraire de celui qui n’est mû que par la volonté d’accumuler des informations, si possible compromettantes – et elles finiront probablement par l’être –, et non par la nécessité de mener une enquête de police pour des faits précis, opposables et contestables un jour devant un tribunal.
La technologie crée l’ivresse de la surveillance, ce sentiment infâme dont ont trop souffert les habitants de RDA, de l’Albanie de Hoxha, de la Libye de Kadhafi, de l’Union soviétique, etc.
Ces armes de surveillance ne sont pas létales, objectera-t-on ? Il faut y regarder à deux fois. La plateforme Digital Violence («violence numérique»), conçue par Amnesty International, montre les liens qui existent entre surveillance et répression.
Certes, Pegasus ne s’en prend pas physiquement à ses cibles, mais le langage nous donne une idée de la violence qui s’abat sur les victimes : on ne tue pas une vie privée, on la viole. Le verbe dit la gravité de la profanation.
Une interdiction est-elle illusoire ? Car, après tout, qui peut contrôler quelques lignes de code ? La technologie de NSO n’est pas si simple à développer, d’où l’importante part de marché que s’est taillée la start-up israélienne (qui n’est pas la seule à œuvrer dans ce secteur de niche). Mais surtout, l’humanité a réussi à s’entendre pour prohiber des armes dont les effets ont été jugés à bon droit exorbitants par leur caractère indiscriminé ou leurs conséquences atroces, alors qu’elles ne reposent pas toutes sur des techniques d’une extraordinaire complexité.
On pense aux mines antipersonnel ou à certaines armes chimiques, des armes sales. Leur usage n’a pas totalement disparu malgré les traités d’interdiction, prétendent ceux qui s’opposent à la régulation.
Le nombre de victimes civiles des mines antipersonnel a été divisé par dix en quinze ans, passant de 30 000 à 3 000 par an. Pas vraiment un détail. La prohibition d’emploi et de commerce contraint à recourir à des réseaux d’approvisionnement clandestins et augmente ainsi, littéralement, le coût d’achat, et symboliquement d’utilisation.
La régulation internationale fonctionne lorsque la volonté politique existe.
Il faut interdire ces armes d’un genre nouveau dès maintenant car nous ne sommes qu’à l’aube de nos vies numérisées.