L’avenir des monnaies numériques se joue maintenant
La pandémie a accéléré le processus de développer des monnaies numériques
La manipulation de l’argent liquide a fait l’objet d’intenses débats pendant la pandémie, car diverses études ont montré que les virus peuvent être retrouvés à la surface de billets ou de pièces pendant des jours ou des semaines. Les confinements et les mesures de distanciation sociale n’ont fait que motiver l’utilisation accrue des cartes aux dépens de l’argent liquide.
En outre, la pandémie a mis en évidence l’avance prise par des pays tels que la Chine ou la Suède dans le développement de monnaies numériques. Les pays retardataires prennent le risque de voir leurs entreprises forcées d’adopter des monnaies numériques étrangères. L’Europe a quant à elle absolument besoin d’une solution de paiement commune et indépendante.
La monnaie a évolué. Les banques centrales commencent lentement à repenser le modèle de cash du XVIIe siècle et à accélérer le développement des monnaies numériques des banques centrales (MNBC). Cela prend toutefois du temps, notamment dans les économies avancées où les taux d’intérêt sont bas et la vie privée une préoccupation majeure. Les grands gagnants de cette tendance sont les sociétés américaines de cartes, telles que Visa et MasterCard, qui peuvent notamment fixer les prix imposés aux commerçants et aux consommateurs.
Ces dernières années, plusieurs initiatives issues d’institutions publiques ou privées ont émergé pour offrir des alternatives aux paiements par carte de crédit, supprimant ainsi les frais d’intermédiation (ex. Swish, Alipay et WeChat Pay).
Les banques centrales travaillent depuis un certain temps sur les moyens de numériser les espèces et la pandémie a accéléré le processus. Une enquête de janvier 2020 de la Banque des règlements internationaux a révélé que 80 % des banques centrales développent une MNBC et 10 %, principalement dans les marchés émergents, effectuent déjà des tests pilotes.
La course est menée par la Suède et la Chine, qui favorisent les paiements numériques depuis de nombreuses années, avec un succès incontestable. Les deux pays ont toutefois une motivation distincte pour développer une MNBC. La Chine a explicitement mis en place sa monnaie numérique pour améliorer l’inclusion financière. La Suède, qui a un taux d’inclusion financière très élevé, poursuit sa MNBC simplement comme une prochaine étape naturelle. Après tout, la Suède a déjà l’un des taux de paiement en espèces les plus bas au monde, à environ 1 % du PIB.
Il est impératif que les Etats-Unis et l’Europe rattrapent leur retard dans cette course à la monnaie digitale, mais leurs progrès sont encore trop lents. Aux Etats-Unis, la Federal Reserve Bank de Boston et le MIT ont lancé une initiative de MNBC en août 2020. Initialement, ces projets ont été aidés par les premières ébauches du projet de loi de relance Covid, qui prévoyait de créer des portefeuilles numériques en dollars pour distribuer des avantages sociaux. Malheureusement, ces plans ont été abandonnés.
En Europe, la BCE a publié cette année un rapport sur la possible émission d’un euro numérique. Mais la BCE est encore en phase d’exploration et n’envisage pas de décider si et comment lancer un euro numérique avant au moins mi-2021.
Les dirigeants des économies avancées doivent surmonter deux défis majeurs s’ils veulent que leurs populations adoptent une MNBC : des taux d’intérêt bas ainsi que des normes culturelles et liées à la confidentialité.
Des taux d’intérêt plus élevés aideraient à mettre fin au cash comme réserve de valeur (sous le matelas). De plus, un tiers des Américains et des Européens considèrent l’argent liquide comme leur mode de paiement préféré. Et plus de la moitié des habitants des pays développés pensent que l’argent liquide ne disparaîtra jamais.
On peut aussi évaluer la popularité de l’argent liquide en étudiant sa valeur en circulation. Au cours des trois mois précédant mai 2020, l’augmentation des billets en circulation dans la zone euro a été de 75 milliards d’euros. Il s’agit d’un nouveau record historique, dépassant les montants enregistrés après la chute de Lehman Brothers fin 2008.
Avec des comptes bancaires aux taux d’intérêt bas, une MNBC pourrait aider à désintermédier le système bancaire. Les gens pourraient choisir de conserver leur argent directement à la banque centrale. De toute évidence, cela perturberait les franchises bancaires existantes et aurait un impact sur la stabilité financière. Les volumes des cartes de crédit, les frais d’interchange, les frais de transaction de paiement et les marges d’intérêt sur les dépôts seraient alors sérieusement affectés. Cela bouleverserait le système actuel et créerait des responsabilités supplémentaires pour les banques centrales dans des domaines tels que la « connaissance des clients », les litiges, la surveillance des niveaux de transaction, la prévention du blanchiment d’argent, le financement du terrorisme et la conformité fiscale.
Alors que les gouvernements accélèrent les initiatives de monnaie numérique, ils doivent être conscients des facteurs culturels liés à la commodité et à la confidentialité. Celles-ci influeront sur les taux d’adoption. Par exemple, le renminbi numérique en Chine permettra aux autorités de régulation de voir et de tracer chaque transaction (contrairement aux transactions en espèces).
Les perspectives sur ces deux pôles – la vie privée par rapport à la commodité – varient d’une culture à l’autre. Notre enquête a montré que les citoyens des économies avancées sont plus préoccupés par la vie privée que les citoyens des pays émergents. Seul un dixième des participants chinois à l’enquête ont fait état de préoccupations concernant l’anonymat et la traçabilité, bien en deçà des Américains (22 %), des Britanniques (21 %), des Français (29 %), des Allemands (42 %) et des Italiens (19 %). L’absence de ces barrières dans les économies émergentes peut également expliquer le leadership de la Chine dans la transition vers les MNBC.
Un enjeu de souveraineté. Compte tenu de la situation géopolitique actuelle, il est important de renforcer l’euro et de maintenir une position de souveraineté dans les données. Pour ce faire, nous devons disposer d’une solution de paiement européenne indépendante. À l’heure actuelle, les paiements dans le commerce électronique et les points de vente sont dominés par les entreprises américaines, bien qu’il y ait une forte émergence de fournisseurs asiatiques.
Région par région, la pénétration du smartphone, le déploiement de la technologie 5G et l’avancée de la technologie blockchain pourraient perturber les systèmes de paiement par carte traditionnels. La Suède a notamment lancé Swish, un système de paiement numérique mobile, en 2012. L’Europe doit développer des plans similaires.
L’idée d’une solution de carte européenne indépendante n’est pas nouvelle ; le projet « Monnet » a échoué il y a huit ans. L’idée était de contourner la domination des fournisseurs de cartes, tels que Visa et MasterCard, et de concurrencer les Chinois (Alipay et WeChat Pay) et les « GAFA ». Ce projet, enjeu majeur de souveraineté, a de nouveau émergé l’été dernier sous la forme de l’European Payments Initiative.
A la lumière de ces perturbations technologiques et géopolitiques, les banques centrales, les gouvernements, les grandes banques et les chambres de compensation doivent collaborer pour mettre en place des initiatives de paiement numérique qui permettent aux consommateurs de transférer des fonds d’un compte bancaire à un autre sans recourir aux cartes. Il y a désormais deux scénarios, chacun avec une chance à peu près égale de se produire. Soit le marché trouve lui-même une solution, soit, en cas d’échec, elle devrait être imposée par voie réglementaire.
Publié à L'Opinion