Ukraine/MENA: "Pour Poutine il s’agit de s’attacher des soutiens par défaut, afin de contrer la logique de sanctions occidentales"
Une opération militaire spéciale a été lancée un certain 24 février 2022 par le président russe Vladimir Poutine, annonçant ainsi le début d'une guerre qui a changé la donne en termes de relations internationales dont la région MENA.
Un retour sur la situation avec David Rigoulet-Roze, enseignant- chercheur français et consultant, en relations internationales, interviewé par Al-Ain News Français.
La crise Ukrainienne n’a épargné aucun pays du monde de ses séquelles notamment énergétiques, est-ce pareil pour la région MENA ?
La région MENA a été touchée de manière collatérale par la question de l’augmentation des prix de l’énergie mais aussi du fait des incertitudes relatives à l’approvisionnement alimentaire. Tous les pays ne sont pas logés à la même enseigne.
Les « gagnants » de la hausse des prix des hydrocarbures consécutives à la guerre en Ukraine sont notamment les « pétro-monarchies » du CCG (Conseil de Coopération du Golfe), Arabie saoudite en tête, qui bénéficient de la flambée des cours du brut et profitent de cette manne pour investir et diversifier leur économique programmée par leurs plans « Vision 2030 », mais aussi pour assurer leur sécurité alimentaire et ce, en dépit de la hausse du prix des matières premières alimentaires, notamment céréalières, puisque la Russie (qui assure par ailleurs 15 % des exportations mondiales d’engrais azotés destinés à l’agriculture) et l’Ukraine sont les plus grands fournisseurs de blé au Moyen-Orient.
Dans le secteur de l’énergie, le Qatar a conservé sa place de leader mondial de GNL grâce à la ressource gazière dont il est à la fois le troisième détenteur (soit environ 26 milliards de m3) et le troisième producteur, après la Russie et putativement de l’Iran qui demeure néanmoins sous sanctions et n’est donc pas en mesure d’être pour l’heure un exportateur essentiel.
L’émirat gazier devient, de fait, un acteur stratégique pour la diversification gazière entreprise par les Européens vis-à-vis de Moscou. Les « perdants » sont les pays de la région qui ne disposent précisément pas de la manne pétrolière notamment pour compenser leur dépendance en termes alimentaires.
Voire, car même un pays comme l’Irak, pourtant membre de l’OPEP, se trouve tout de même confronté à ce type problème. En effet, la guerre en Ukraine a fait grimper le prix des huiles pour moteur et des graines à haut rendement, accroissant d’autant le fardeau financier pour les agriculteurs.
Plus du quart sinon près du tiers des exportations de blé dans le monde proviennent de Russie (1er producteur mondial représentant 17 % des exportations mondiales en 2021) et d’Ukraine (4ème ou 5ème producteur mondial selon les années représentant 12 % des exportations mondiales en 2021), ce qui signifie que la guerre actuelle ne peut que provoquer des hausses de prix dont l’impact sur la région est redouté dans la mesure où le blé constitue un élément de base du régime alimentaire.
Selon vous, que représente la Région MENA pour Poutine par rapport à sa guerre avec l’Ukraine ?
Pour Poutine il s’agit de s’attacher des soutiens par défaut, afin de contrer la logique de sanctions occidentales concertées frappant la Russie notamment au niveau énergétique.
Dans ce contexte, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis ont marqué leur engagement envers l’OPEP+ - regroupant les treize membres de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole menés par l’Arabie saoudite et leurs dix partenaires conduits par la Russie.- que Riyad et Moscou dirigent en condominium, soulignant ainsi leur indépendance croissante vis-à-vis de leur allié traditionnel américain.
L’expression également d’une autonomisation de plus en plus marquée des acteurs régionaux sur fond de retrait relatif des Etats-Unis de la région. Or, les Emirats Arabes Unis et l’Arabie saoudite apparaissent comme les seuls membres de l’OPEP+ à disposer des capacités supplémentaires conséquentes et donc à même de bénéficier des reports de la demande à mesure que les pays européens importateurs de pétrole et de gaz se détournent des hydrocarbures russes.
Le 4 décembre 2022 ont même confirmé leur décision prise le 2 octobre précédent d’une réduction de deux millions de barils par jour jusqu’à fin 2023.
Le ministre saoudien de l'Energie, le prince Abdulaziz ben Salmane, avait indiqué que les décisions de l’OPEP+ étaient basées sur des évaluations et des prévisions, ainsi que sur les donnes fondamentales du marché.
Le Président américain, Joe Biden, avait averti l’Arabie saoudite, le 12 octobre suivant, qu’elle devrait faire face aux conséquences de la réduction de la production de pétrole, ajoutant que Washington allait « repenser » sa relation avec Riyad ». Et d’ajouter : « Il y aura des conséquences pour ce qu’ils ont fait avec la Russie », avait déclaré Biden dans une interview accordée à CNN.
Face à cette réaction violente des Etats-Unis, l’Arabie saoudite avait démenti, le lendemain, les accusations faisant état de l’existence de motifs politiques à l’origine de la décision du groupe des pays producteurs de pétrole OPEP+ - dont font également partie l’Irak deuxième producteur et exportateur de pétrole de l’OPEP ou encore l’Algérie au Maghreb - de réduire sa production de 2 millions de barils par jour.
« L’Arabie saoudite ne politise pas le pétrole. Nous ne considérons pas le pétrole comme une arme. Nous considérons le pétrole comme notre marchandise. Notre objectif est d’apporter la stabilité au marché pétrolier », avait déclaré le ministre d’Etat saoudien aux Affaires étrangères, Adel al-Jubeir, en précisant que la décision était purement économique « afin de maintenir la stabilité des marchés pétroliers » et en ajoutant qu’elle ne se rangeait pas du côté de la Russie sur cette question. CQFD.
Poutine a-t-il réussi à obtenir la neutralité des pays de la région ?
Il y est partiellement parvenu, même si lors ces votes de l’Assemblée générale, l’invasion de l’Ukraine a fait l’objet d’une condamnation globale. Mais nombre de pays ne veulent pas s’aligner systématiquement sur les Occidentaux et doivent par ailleurs intégrer la variable économique pour ne pas hypothéquer leur sécurité alimentaire.
Le 25 février 2022, immédiatement après le début de l’invasion de l’Ukraine, lors du vote d’une résolution présentée par les Etats-Unis et l’Albanie pour condamner l’intervention russe dans le cadre du Conseil de Sécurité, onze pays membres avaient voté pour, mais trois pays - par-delà le veto opposé par la Russie - s’étaient ostensiblement abstenus dont la Chine, l’Inde, mais aussi les Emirats Arabes Unis (membre non-permanents pour l’année 2022) et ce, au grand dam des Etats-Unis.
Lors d’une réunion de la ligue arabe, fin février 2022, l’Egypte, l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis avaient approuvé un communiqué final « qui ne condamn[ait] pas la Russie et appelait plutôt à la diplomatie, à l’évitement de l’escalade et à la prise en considération de la situation humanitaire ».
Depuis le début de la guerre en Ukraine, les pays arabes pourtant considérés comme des alliés historiques des Etats-Unis ont cherché à ménager aussi bien Washington ardent soutien de Kiev mais aussi Moscou, important fournisseur de blé.
C’est tout particulièrement le cas de l’Egypte qui est le 5ème importateur mondial de céréales et le 2ème consommateur de blé en Afrique en provenance principalement de Russie et/ou d’Ukraine. Mais L’Egypte avait finalement décidé avec l’Arabie saoudite et les Emirats Arabes Unis d’abandonner leur position de « neutralité » en votant, le 2 mars 2022, comme 138 autres pays de l’ONU, en faveur d’une Résolution condamnant l’invasion de l’Ukraine par la Russie lors d’une réunion en urgence de l’Assemblée générale.
Dans la région MENA, parmi les autres membres de la Ligue arabe, l’Algérie et l’Irak refusant de s’aligner sur l’Occident s’étaient abstenus, tout comme l’Iran perse et allié objectif de Moscou. Quant à la Syrie dont le président doit son maintien au pouvoir grâce à l’intervention militaire russe, Damas avait, en toute logique, voté contre cette résolution.
La résolution à l’Assemblée générale était inspirée du texte rejeté la semaine précédente au Conseil de sécurité de l’ONU en raison d’un veto posé par la Russie. Elle n’est pas contraignante légalement, mais a un impact politique majeur. Quelques mois plus tard, le 12 octobre 2022, on pouvait relever une évolution notable dans la mesure où l’Assemblé générale de l’ONU avait condamné à une écrasante majorité de 143 voix sur 193 et 35 abstentions les « annexions illégales » de territoires ukrainiens par la Russie.
Par rapport au vote de mars 2022 condamnant l’invasion de l’Ukraine, si la Syrie est résolument resté sur sa position pro-Moscou, l’opposition à la Russie s’est trouvée légèrement renforcée avec un vote pour la résolution présentée de la part de l’Irak.
Y a-t-il un rôle pour la région dans cette guerre russo-ukrainienne ?
Il n’y a pas de rôle direct, pour la région dans cette guerre russo-ukrainienne hormis pour l’Iran qui s’affiche de plus en plus ouvertement en soutien de Moscou, allant jusqu’à lui fournir massivement des drones Saheed 136 et Mohajir 6 qui frappent les infrastructures civiles urkrainiennes, voire comme il en est question des missiles Fateh 110 et/ou Zolfaghar.
Après avoir obstinément démenti avoir fourni à Moscou des drones kamikazes, Téhéran a finalement admis, le 5 novembre 2022, avoir livré des drones à la Russie pour la guerre en Ukraine. Depuis, l’Iran devient un acteur en tant que tel du conflit dans la mesure où un partenariat renforcé se dessine à la faveur du conflit rapprochant plus que jamais les deux pays sous sanctions internationales.
Le 9 décembre 2022, John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain, avait indiqué qu’en retour de la fourniture des drones iraniens, la Russie « offrait à l’Iran un niveau sans précédent de soutien militaire et technique », ce qui « transforme leur relation en un partenariat de défense plein et entier ». Et de considérer : « Ce partenariat constitue une menace non seulement pour l’Ukraine, mais aussi pour les pays voisins de la région (...) Nous avons partagé ces informations avec des partenaires au Moyen-Orient et dans le monde ».
Ce nouveau partenariat incluerait la formation de pilotes iraniens par la Russie sur des chasseurs SU-35, depuis le printemps dernier, alors qu’il est prévu que l’Iran reçoive des avions de combat l’année prochaine. Concernant les chasseurs russes, John Kirby avait déclaré qu’ils « renforceront considérablement l’armée de l’air iranienne, par rapport à ses voisins régionaux ».
Le porte-parole du Conseil de sécurité nationale avait, en outre,révélé que « la Russie prévoirait également de fournir à l’Iran des composants militaires avancés ». John Kirby a également évoqué une production conjointe russo-iranienne d’avions de combat : « Nous avons également pris connaissance de rapports selon lesquels Moscou et Téhéran envisagent d’établir une ligne de production conjointe de drones meurtriers en Russie ».
Pour sa part, la Grande-Bretagne averti, le 20 décembre 2022, que la Russie s’apprêterait à fournir à l’Iran une technologie militaire avancée susceptible de menacer la sécurité du Moyen-Orient, voire du monde entier.
Selon le ministre britannique de la Défense, Ben Wallace, Moscou irait jusqu’à fournir des composants militaires à Téhéran en échange des drones d’attaque iraniens que la Russie utilise dans sa guerre contre l’Ukraine. Cette inquiétude est particulièrement forte en Israël dont la République islamique d’Iran représente une « menace existentielle ».
Le chef du Mossad, David Barnea, a ainsi déclaré le 23 décembre 2022, dans un discours à l’occasion d’une cérémonie liée à la fête Hanouka (la fête juive des Lumières), que Téhéran aurait l’intention de livrer davantage de matériels de pointe à la Russie : « Nous mettons en garde contre les intentions futures de l’Iran, que ce pays tente de garder secrètes qui sont d’approfondir et d’étendre ses livraison d’armes perfectionnées à la Russie ». Ce qui reviendrait par « effet-retour » à élargir dangereusement le conflit à la région du Moyen-Orient.