Un fauteuil pour deux ? Diomaye-Sonko, un binôme inédit pour diriger le Sénégal
Ousmane Sonko acceptera-t-il de devenir l’exécutant de celui qui était, il y a quelques semaines encore, son numéro deux ?
Une question qui se pose de par le Sénégal… En fait, ce fut sa première décision après avoir prêté serment. Sitôt installé à la tête de l’État, mardi 2 avril, Bassirou Diomaye Faye a nommé Ousmane Sonko Premier ministre. Sans surprise, il a ainsi réservé au président du Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) une place essentielle dans l’équipe gouvernementale qu’il s’apprête à désigner.
En tant que Premier ministre, Ousmane Sonko aura, selon ses propres termes, à « coordonner la politique de la nation » et à « conduire les équipes qui travailleront d’arrache-pied ». Le programme pour lequel Bassirou Diomaye Faye a été élu, c’est un programme que les deux hommes « ont élaboré en commun et défendu ensemble », a insisté le nouveau Premier ministre. Ironiquement, ce même programme prévoit notamment la suppression de ce poste, qui serait remplacé à terme par celui de vice-président, rapporte Jeune afrique.
Dans son discours à la nation, à la veille de la fête de l’indépendance, Bassirou Diomaye Faye a promis la mise en place d’une « gouvernance publique vertueuse, plus moderne et républicaine » et dévoilé les premières actions qu’il compte mettre en place, dont des mesures de lutte contre la vie chère et la réforme du système électoral.
Retour d’ascenseur
Trois semaines plus tôt, les deux hommes étaient encore détenus à la prison du Cap manuel. Après une campagne électorale éclair qui s’est soldée par une victoire dès le premier tour, les voilà désormais au sommet de l’État. Ousmane Sonko, qui s’était effacé pour céder la place à son second, a retrouvé ce 2 avril le devant de la scène. « J’ai dit, lors du meeting qui a clôturé notre campagne, que nous travaillerons tous à faire élire Bassirou Diomaye Faye. Il ne sera pas question de le laisser seul assumer cette responsabilité », a-t-il déclaré mardi soir.
Sénégal: Bassirou Diomaye Faye nomme Ousmane Sonko Premier ministre
« Ce duo est complémentaire. Sonko a fait campagne pour son bras-droit quand il aurait pu s’allier avec le pouvoir pour reporter l’élection présidentielle afin de pouvoir se présenter. Il a fait le choix de s’effacer en tant que personne. Le président lui a rendu l’ascenseur en le nommant Premier ministre », résume Maurice Soudieck Dione, professeur agrégé de sciences politiques à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis.
Leader charismatique de l’opposition sous Macky Sall, adulé de manière viscérale par ses partisans, Ousmane Sonko se retrouve sous la direction de celui qui fut son second au sein de son propre parti. Un choix inédit, précipité par des ennuis judiciaires qui l’auront finalement empêché de se présenter au scrutin du 24 mars. Sans doute aussi par le constat lucide que le « chaos » qu’il avait annoncé s’il venait à être incarcéré n’a finalement pas eu lieu après son arrestation, en juillet 2023.
« Quel que soit notre candidat, notre but est de gagner au premier tour avec 75 % des voix. Le projet Pastef n’est pas un projet individuel », avait prédit le responsable politique. La stratégie mise en branle a fait mouche, et permis à l’ancien secrétaire général de son parti de récolter 54,28 % des suffrages exprimés lors de la présidentielle.
« Petit frère »
À la veille du scrutin, Ousmane Sonko avait rejeté la vieille rengaine du « après moi, le déluge » chère à nombre d’opposants, au Sénégal et ailleurs, qui ont laissé leur parti snober une élection faute de pouvoir y participer eux-mêmes. Une démarche peu commune, saluée par ses pairs et ses partisans. Tandis que les membres de son parti refusaient publiquement d’évoquer la moindre perspective de « plan B » en cas d’invalidation de la candidature de leur leader, ce dernier réfléchissait déjà, en coulisses, à la stratégie à adopter s’il ne pouvait pas se présenter lui-même. Une manière, dira-t-il plus tard, de ne « pas mettre tous [ses] œufs dans le même panier. »
Une semaine après le rejet définitif de son dossier par le Conseil constitutionnel, le président du Pastef faisait publier, depuis sa cellule de prison, une vidéo de plus de 30 minutes dans laquelle il annonçait le choix porté sur son bras droit, son « petit-frère » et son « ami » . Il le justifiait surtout devant ses partisans, conscient qu’il lui fallait convaincre les électeurs que « Diomaye mooy Sonko » (Diomaye, c’est Sonko), anaphore devenue slogan de campagne.
« Bassirou, c’est moi, et je place le projet entre ses mains », annonçait ainsi Ousmane Sonko. Il était revenu longuement sur le parcours de son second et sa position au sein du parti, louant le caractère « brillant » et l’intégrité de son acolyte. « Je ne l’ai pas choisi par amitié, mais pour l’intérêt du Sénégal », assurait-il alors. « Les deux hommes ne font qu’un. Ils ont cheminé ensemble depuis un long moment et se portent une confiance mutuelle, renforcée par le contexte politique imposé par le pouvoir [de Macky Sall] », insiste le secrétaire général adjoint du Pastef, Toussaint Manga.
Homme de confiance
Très proches – Ousmane Sonko est l’homonyme du fils de son ancien adjoint –, les deux responsables se sont rencontrés au sein de la Direction générale des impôts et domaines après être sortis tous deux de l’ENA. Le Pastef sera créé quelques années après leur rencontre, en 2014. « Certains voyaient le Pastef comme un parti de plus pour amuser la galerie. On nous disait, vous n’avez pas de notoriété et pas d’argent, vous perdez votre temps », avait confié Ousmane Sonko au sujet de ses débuts en politique. Le petit parti créé sur l’embryon du syndicat qu’il fonda au sein des Impôts et domaines, officiellement toujours dissous par Macky Sall, a depuis fait du chemin.
Bassirou Diomaye Faye milite initialement dans l’ombre, tout en exerçant une position centrale au sein de la formation politique, en tant que coordinateur du mouvement des cadres et chargé de la diaspora. Considéré comme le bras droit du président du parti, il est nommé secrétaire général fin 2022. « Ousmane Sonko lui fait plus confiance qu’à aucun autre », confiait un proche du Premier ministre à Jeune Afrique, en octobre dernier. « Au sein du parti, Bassirou Diomaye Faye fait partie de ceux qui n’hésitaient jamais à exprimer leur désaccord avec Ousmane Sonko. Chacun a besoin d’arguments solides pour être convaincu », ajoute un intime des deux hommes.
C’est pourtant bien pour défendre Ousmane Sonko, alors tout juste condamné en appel pour diffamation, que le discret inspecteur des Impôts publie un court texte en avril 2023, qui lui vaudra d’être placé en détention pendant onze mois. Durant cette année pré-électorale, de nombreux cadres et militants du parti sont placés derrière les barreaux, souvent pour des motifs fallacieux. Ils seront tous libérés à la veille de la présidentielle.
« Dès que le dossier contre Sonko [pour viols] a été agité en 2021, je savais que je n’allais pas échapper à un emprisonnement, a confié Bassirou Diomaye Faye à sa sortie de prison. J’ai du faire profil bas au début de cette période car j’étais surveillé. La vague d’arrestation de nos membres était enclenchée, et je fais partie des plus proches collaborateurs du président du parti. Si on était tous emprisonnés au même moment, cela l’aurait fragilisé. »
Responsable de la production intellectuelle au sein du Pastef, Bassirou Diomaye Faye a également contribué à la rédaction du programme du candidat Ousmane Sonko, arrivé troisième à l’élection présidentielle de 2019. Un programme retravaillé et réactualisé en vue du scrutin de 2024.
Dualité du pouvoir
En dépit de leur amitié et de leur projet commun, les deux hommes seront inévitablement confrontés aux désaccords et aux écueils de la politique. Dans l’histoire du Sénégal, et de bien d’autres pays, la rivalité entre président et Premier ministre a souvent donné lieu à des crises profondes. La plus célèbre d’entre elles, qui opposa en 1962 l’ancien président Léopold Sédar Senghor et son président du conseil Mamadou Dia, se solda par des années de bagne pour ce dernier. Dans une histoire plus récente, les ambitions politiques d’Idrissa Seck, qui rêvait de succéder au président Abdoulaye Wade, le mèneront droit en prison, car l’hyper-présidentialisme sénégalais, auquel Bassirou Diomaye Faye dit vouloir s’attaquer, est peu compatible avec un pouvoir bicéphale.
« Ce qui a créé ces crises, c’était la concurrence entre un président qui était soucieux de son avenir électoral avec un Premier ministre dans le même cas. En abandonnant son poste de secrétaire général du Pastef [il a démissionné au lendemain de son élection], Bassirou Diomaye Faye s’est extrait de la compétition politique en tant que telle, estime Maurice Soudieck Dione. On peut y voir une lecture parlementaire du régime politique sénégalais – même si l’exécutif y est encore minoritaire. Le responsable qui fut la cheville ouvrière de l’élection, à savoir Ousmane Sonko, devient Premier ministre et gère les questions politiques, ce qui permet de rééquilibrer la relation. »
Une question cependant demeure : Ousmane Sonko acceptera-t-il de devenir l’exécutant de celui qui était, il y a quelques semaines encore, son numéro deux ? « Bassirou Diomaye Faye n’était pas programmé pour être président. Ousmane Sonko a marqué les esprits par son charisme et sa prestance. Seulement Diomaye Faye a démontré qu’il reste un homme qui a du répondant et des idées, et qui veut les imposer », estime le politologue Babacar Ndiaye. « La gestion du pouvoir ne peut être calquée sur une personne, mais sur un projet de société« , espère quant à lui Toussaint Manga, qui veut voir dans ce duo inédit l’occasion pour les deux hommes de donner « une leçon de démocratie » au reste du monde.