Washington est bien décidé à poursuivre son encerclement de l’Eurasie contre la Russie et la Chine: l’initiative des « 3 mers » y participe
L'Initiative des Trois Mers vise à renforcer la connectivité entre 12 États d'Europe centrale, réduisant la dépendance à l'Est et favorisant un axe nord-sud pour les infrastructures énergétiques et numériques.
La tribune libre n° 129 de mai 2023 du Centre français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), de Pierre-Emmanuel Thomann, Docteur en géopolitique, intitulée « Sabotage de Nord Stream : Un acte de guerre contre la Russie et l’Europe dans l’intérêt de Washington et de l’initiative des Trois Mers ? » mérite d’être soulignée tant pour son intelligence que pour son intérêt géopolitique à l’aune de la guerre en Ukraine…
C’est ainsi que le projet « Initiative des trois mers » (ITM) regroupe la bagatelle de douze États d’Europe centrale et orientale situés entre la mer Baltique, la mer Noire et la mer Adriatique : A savoir : la Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovaquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, la Croatie, la Slovénie et enfin l’Autriche.
Quelle est la finalité de cette initiative ? Cette dernière entend renforcer la connectivité au sein de cet espace géographique par le développement des infrastructures de transport routières, ferroviaires et par voies navigables, des infrastructures énergétiques comme les gazoducs et les réseaux électriques, et des infrastructures numériques.
En clair : « il s’agit de développer des infrastructures énergétiques et de communication selon un axe nord-sud, car les infrastructures actuelles sont orientées dans le sens est-ouest en provenance de Russie » indique Pierre Emmanuel Thomann.
Qu’on y songe, ces infrastructures héritées de l’histoire sont considérées comme des facteurs de dépendance géopolitique vis-à-vis de Moscou, tout en favorisant la domination économique de l’Allemagne depuis l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale.
Pour mémoire, l’Initiative des trois mers a été conjointement inaugurée en 2016 par la Pologne et la Croatie. Formalisée lors du premier sommet de Dubrovnik les 25 et 26 août 2016, un deuxième sommet s’est tenu à Varsovie les 6 et 7 juillet 2017.
Et il y a plus, ce projet a commencé à attirer l’attention des autres membres de l’Union européenne, compte tenue de la présence de Donald Trump.
L’Initiative des trois mers est un projet qui s’inscrit bel et bien dans les priorités géopolitiques des Etats-Unis.
Du reste, pour Washington, ce projet est tout à fait cohérent avec ses gesticulations stratégiques menées en Eurasie pour contrer la Russie et la Chine. Mais il convient d’y ajouter l’ambition non dissimulée de devenir un exportateur majeur de gaz de schiste.
Or, qu’on se le dise, le sabotage des gazoducs Nord Stream fait justement dans la stratégie voulue par les Etats-Unis.
De fait dès l’explosion des gazoducs en septembre 2022, alors que la Russie a été immédiatement pointée du doigt par les experts au service du camp atlantiste, Moscou avait accusé Washington d’être derrière cet acte terroriste. Les révélations du journaliste d’investigation américain Seymour Hersh quant au sabotage des gazoducs Nord Stream ont pourtant milité dans le sens de la responsabilité de Washington.
Washington a en effet pour objectif prioritaire le contrôle de l’Eurasie. Cette préoccupation ancienne se réaffirme aujourd’hui de manière explicite afin de préserver son leadership mondial et de ralentir l’émergence d’un monde multipolaire .
Et il y a plus, « il s’agit aussi pour Washington tout à la fois, de faire front contre la Russie et d’élargir le Rimland (selon la doctrine géopolitique de Spykman), de fragmenter l’Eurasie (selon la doctrine de Mackinder) et de détacher l’Ukraine de la Russie (doctrine Brzezinski) »précise Pierre -Emmanuel Thomann
Mais qu’on se le dise, la domination sans partage de Washington est aussi rendue possible compte tenue de l’incapacité des Français et des Allemands à s’entendre sur une architecture européenne de sécurité pouvant conférer plus d’indépendance à l’UE vis- à-vis des Etats-Unis, comme sur les questions énergétiques où ils restent des rivaux.
C’est ainsi que la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire et de compter massivement sur l’importation de gaz russe, sans consultation avec la France, explique sans doute l’absence de réaction de Paris au sabotage des Américains.
« Le camp des atlantistes français, qui a toujours craint l’axe germano-russe, en sort aussi renforcé. La rivalité géopolitique franco-allemande est une faille du projet européen que les Américains ont toujours exploitée pour l’affaiblir et l’orienter à leur avantage », commente Pierre -Emmanuel Thomann.
Le sabotage de Nord Stream par les Etats-Unis s’inscrit dans leur stratégie géopolitique de fragmentation du vieux continent afin de torpiller toute entente européenne – voire pan-eurasienne – et avant tout, la constitution d’un axe Paris-Berlin-Moscou.
Par ailleurs, Washington est bien décidé à poursuivre son encerclement de l’Eurasie contre la Russie et la Chine, afin de préserver sa suprématie en Europe et dans le monde. L’Initiative des trois mers est l’un des instruments de cette stratégie.
On l’aura compris, le sabotage des gazoducs Nord Stream est un acte de guerre contre la Russie, mais aussi contre l’Allemagne et la France, et sans aucun doute une atteinte à leur souveraineté. C’est, à n’en point douter un acte d’hostilité contre l’idée d’un projet européen indépendant incluant la Russie, selon la vision gaullienne d’une « Europe européenne » qui s’oppose à « l’Europe américaine ».
Olivier d’Auzon