Abou Mohammed al-Joulani : Le double jeu d’un leader syrien ambigu
Le 9 décembre 2024, à Damas, des Syriens se sont rassemblés pour célébrer ce qu’ils appellent la chute imminente de Bachar El-Assad.
Mais, dans l’ombre de cette célébration, un autre acteur, bien plus ambigu, semble se faufiler pour prendre les rênes de la Syrie.
Abou Mohammed al-Joulani, le chef de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), est devenu une figure centrale du paysage syrien.
Ancien membre d'Al-Qaïda et fondateur du Front al-Nosra, l'homme se présente aujourd'hui comme un leader modéré, prêt à diriger un avenir moins radical pour la Syrie. Pour autant, derrière ses discours de réconciliation et de tolérance, une question persiste : qui est vraiment Abou Mohammed al-Joulani ?
La rupture annoncée avec Al-Qaïda : une façade ?
En 2016, lors d’une déclaration publique, al-Joulani annonce sa rupture avec Al-Qaïda. Il affirme vouloir s’éloigner de l’organisation fondée par Oussama ben Laden, en quête de légitimité locale et d'une indépendance stratégique.
Mais pour Fabrice Balanche, spécialiste de la géopolitique du Moyen-Orient, cette rupture reste « nuancée » et loin d’être claire.
« Le discours d’al-Joulani en 2016 n’équivaut pas à une séparation nette d’Al-Qaïda », explique le chercheur dans son livre Les Leçons de la crise syrienne. Al-Joulani, selon Fabrice Balanche, n’a jamais explicitement coupé les ponts avec Al-Qaïda, et la réponse d’Ayman al-Zawahiri, alors leader d’Al-Qaïda, suggère qu'une telle rupture n’était ni nécessaire ni définitive.
« Vous pouvez sacrifier sans hésitation les liens organisationnels si cela met en danger votre unité », écrivait al-Zawahiri, une déclaration qui laisse place à l’ambiguïté.
Cette flexibilité dans les relations d’al-Joulani avec Al-Qaïda pourrait expliquer pourquoi Hayat Tahrir al-Cham reste sur la liste des organisations terroristes des États-Unis.
Le groupe continue de pratiquer une violence ciblée contre les forces gouvernementales syriennes et d’autres rivaux, utilisant des méthodes qui rappellent celles d’Al-Qaïda.
L’ombre de l’organisation fondée par ben Laden plane toujours sur lui, et les alliés d’Al-Qaïda, qui ont aidé al-Joulani à établir un véritable pouvoir en Syrie du Nord, n’ont jamais été expulsés. Ce maintien des liens renforce l’idée qu’al-Joulani, même s’il cherche à se distancier d’Al-Qaïda à l’international, conserve des bases idéologiques et pratiques communes avec l’organisation.
L’ambiguïté idéologique d'HTS
En dépit de son discours modéré, al-Joulani n'a pas renoncé aux idéologies salafistes radicales qui ont forgé son ascension. Son groupe, HTS, continue de revendiquer une vision radicale de l'islam, basée sur une lecture stricte de la charia.
À Idleb, la région du nord-ouest de la Syrie sous son contrôle, le quotidien des civils reste marqué par la dureté des règles imposées par le groupe : restrictions sur la liberté de culte, persécution des "déviants" religieux et opposition politique écrasée sous le poids de la répression.
Dans cette zone, les minorités, notamment les chrétiens et les Kurdes, restent vulnérables. Les déclarations d’al-Joulani prônant la tolérance ne semblent pas se traduire par des actes concrets. Il est difficile de croire que HTS puisse réellement incarner un avenir pacifique pour la Syrie alors que ses méthodes restent imprégnées de violence et d’intolérance.
Fabrice Balanche note que ces incohérences sont une caractéristique fondamentale du parcours d’al-Joulani : « La tentative d’al-Joulani de se présenter comme un leader réformé et tolérant contraste avec les actions répressives menées par son groupe. » Cette contradiction apparaît encore plus flagrante lorsque l’on considère la structure interne d’HTS.
Les anciens lieutenants d’Al-Qaïda, qui ont été essentiels à la montée en puissance d’al-Joulani, occupent toujours des positions clés au sein du groupe. C'est là une preuve supplémentaire que la rupture avec Al-Qaïda est plus une manœuvre tactique qu'une véritable transformation idéologique.
Une stratégie de réconciliation ou de manipulation ?
Si al-Joulani semble vouloir se positionner comme un leader réformateur, il est évident que ses actions ne suivent pas toujours son discours.
Depuis plusieurs années, al-Joulani met en avant une image de tolérance, particulièrement envers les minorités, y compris les chrétiens et les Kurdes. Ces discours, prononcés dans des vidéos et des allocutions publiques, ont pour but de donner une image plus modérée de son groupe, en rupture avec les méthodes brutales de ses débuts.
Mais dans les faits, les Kurdes et les chrétiens de Syrie n'ont pas véritablement bénéficié de cette tolérance. À Idleb, HTS impose des restrictions sévères à toute forme de dissidence, qu’elle soit politique ou religieuse, et toute opposition est rapidement éliminée.
Fabrice Balanche estime que cette façade de modération est en réalité une manière pour al-Joulani de gagner en légitimité internationale tout en consolidant son pouvoir localement. En se présentant comme un dirigeant capable de négocier avec les minorités et de maintenir un semblant de stabilité dans les zones qu’il contrôle, il cherche à se présenter comme un interlocuteur acceptable pour les puissances étrangères, tout en poursuivant ses objectifs à long terme : la consolidation d’un État islamique radical, même s’il doit en masquer les contours pour survivre.
Al-Joulani face à l'internationalisation du conflit syrien
Au-delà des frontières syriennes, la guerre en Syrie est devenue un enjeu international majeur. Alors que les États-Unis et la Turquie soutiennent certains groupes rebelles, la Russie et l'Iran, principaux alliés de Bachar El-Assad, continuent de soutenir le régime syrien.
Dans ce contexte, al-Joulani cherche à se maintenir comme un acteur incontournable, jouant sur ses relations avec des acteurs internationaux tout en poursuivant ses propres objectifs militaires. Il semble naviguer entre l’ambiguïté de ses alliances et la nécessité de s’affirmer face à des puissances bien plus fortes.
En fin de compte, Abou Mohammed al-Joulani demeure une figure profondément ambiguë.
Son discours de rupture avec Al-Qaïda, ses appels à la tolérance et à la réconciliation sonnent comme une tentative de se réinventer, mais ils s’accompagnent d’une réalité beaucoup plus complexe. Loin d’être un réformateur, al-Joulani est bel et bien un opportuniste, cherchant à maintenir un contrôle absolu sur les régions qu’il gouverne, tout en naviguant habilement entre les exigences internationales et ses ambitions idéologiques.
Pour l’heure, la Syrie apparaît condamnée à demeurer un terrain de jeu pour des acteurs qui, sous des prétextes de réconciliation, n’hésitent pas à poursuivre des agendas radicaux et violents.