La guerre hybride s'invite en Nouvelle-Calédonie : la France dans la tourmente
Le ministre de l'Intérieur français, Gérald Darmanin, a mis en cause le 16 mai 2024 l'implication de l'Azerbaïdjan dans les troubles indépendantistes en Nouvelle-Calédonie.
"Ce n'est pas un fantasme, c'est une réalité", a-t-il déclaré sur France 2, affirmant que "une partie des indépendantistes calédoniens (ont) fait un deal avec l'Azerbaïdjan".
Cette déclaration intervient alors que le drapeau de l'Azerbaïdjan a été aperçu à plusieurs reprises ces dernières semaines dans les mains et sur les t-shirts de manifestants indépendantistes en Nouvelle-Calédonie. Certains ont même brandi le portrait du président azéri, Ilham Aliev.
L'Azerbaïdjan a immédiatement réagi en niant "tout lien entre les leaders de la lutte pour la liberté calédonienne et l'Azerbaïdjan". Mais pour Tigrane Yegavian, géopolitologue spécialiste du Caucase, cette ingérence via le levier du décolonialisme permet à l'Azerbaïdjan d'accroître son influence à l'international.
Cette ingérence azérie dans les affaires du territoire ultramarin s'inscrit surtout dans un contexte de tension croissante entre la France et l'Azerbaïdjan. Bakou, qui a conquis l'enclave arménienne du Haut-Karabakh en septembre 2023, ne digère pas l'appui politique et diplomatique de Paris à l'Arménie.
L’Azerbaïdjan a apporté son soutien aux mouvements indépendantistes de Martinique, Guyane, Nouvelle-Calédonie et Polynésie française, en créant le « Groupe d’initiative de Bakou » qui veut soutenir « les mouvements de libération et anticolonialistes français ».
Une stratégie de déstabilisation globale que confirme Georges Naturel, sénateur Les Républicains de l’archipel : « L’Azerbaïdjan cherche à déstabiliser la France et s’appuie sur les indépendantistes qui sont en recherche de soutiens dans tous les territoires d’outre-mer, c’est aussi le cas en Polynésie Française par exemple ». Les azéris ne sont d’ailleurs pas les premiers à s’intéresser à la Nouvelle-Calédonie. Dans les années 1980, autre période marquée par des tensions qui avaient atteint leur paroxysme avec la prise d’otage d’Ouvéa en 1988, « des jeunes kanakes étaient formés à l’insurrection armée en Libye », précise Georges Naturel.
L’Azerbaïdjan ne doit pas être le seul pays étranger à être pointé du doigt. « Des régimes autoritaires comme la Russie, l'Azerbaïdjan, mais la Chine aussi, saisissent la moindre faille dans nos sociétés pour polariser le débat public et pour créer le chaos ».
La crise en Nouvelle-Calédonie ne manque pas de s’immiscer dans la campagne des élections européenne : pour preuve le Député européen François-Xavier Bellamy a considéré sur X que le «dégel » ( du corps électoral NDLR), auquel s’opposent les indépendantistes kanaks et «voté cette semaine» par le RN «aurait déjà dû avoir lieu, après trois référendums», entre 2018 et 2021. «Nous l'avons demandé, et nous ne changeons pas d'avis pour céder à la violence», a tonné le philosophe en référence au virage de l’ancienne candidate à la présidentielle. Et le prétendant de la droite de sortir la sulfateuse : «Le RN promet maintenant un nouveau vote : il faut donc tuer des gendarmes pour obtenir votre soutien ?»
Dans le même temps, le gouvernement français a interdit en Nouvelle-Calédonie le réseau social chinois TikTok, craignant des tentatives de désinformation venant de puissances étrangères. Le député LR Jean-Louis Thiériot a annoncé son souhait de lancer une commission d'enquête à ce sujet "dès le 20 mai 2024", pour que "ces ingérences étrangères en Nouvelle-Calédonie" soient "dénoncées et documentées".
Car l'Azerbaïdjan comme la Chine opèrent ces derniers temps un rapprochement avec les élites du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et chercheraient, à dessein, à attiser le chaos pour nuire à Paris, chacun pour ses raisons propres.
Pour la Chine, l'intérêt pour l'archipel est double : le nickel, essentiel pour les industries de l'aéronautique et de la défense, et sa zone maritime au cœur du Pacifique, fortement géostratégique.
La Chine y voit une opportunité de briser l'encerclement dont elle fait l'objet de la part du Japon, de Taïwan et des Philippines, tout en renforçant sa présence dans l'arrière-cour de l'Australie.
L'importance commerciale et militaire de Nouméa n'est pas nouvelle, puisqu'elle avait été convoitée par les Japonais et utilisée par les Alliés comme base logistique pour le Pacifique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Pour autant, l'avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie est incertain depuis le troisième et dernier référendum d'autodétermination de décembre 2021. En effet, le contexte de ce vote était très particulier, puisqu'il avait eu lieu en pleine épidémie de Covid-19 et que le Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS), indépendantiste, avait appelé à boycotter les urnes, ce qui avait entraîné une baisse importante de la participation.
L'arrivée d'un gouvernement indépendantiste en Polynésie française est une mauvaise nouvelle pour Paris, qui cherche à gérer les conséquences du référendum calédonien. Cependant, cela va également obliger la France à clarifier ses objectifs dans la région.
Contrairement à l'Australie, la poussée chinoise dans la région ne représente pas un risque existentiel pour la France. Cependant, ce que la France doit éviter, c'est une autonomisation de ces deux territoires qui pourrait se terminer par leur vassalisation.
Or, la Chine n'est pas la seule à avoir des vues sur la Nouvelle-Calédonie : l'Australie et les États-Unis ont également des relais d'influence dans la région, et ils ne considèrent la France que comme un allié de second rang. L'affaire des sous-marins australiens, commandés en 2016 et annulés en septembre 2021, a d'ailleurs jeté un trouble immense sur les relations franco-australiennes, en démontrant la prééminence des liens anglo-saxons.
Quoiqu’il en soit, la France n'est plus liée commercialement à l'Australie et peut donc jouer sa propre partition dans la région, en s'inspirant de certains micro-États qui soufflent le chaud et le froid et naviguent entre Washington et Pékin, sans s'allier à un bloc. Pour cela, la France devrait mettre les moyens militaires et économiques sur la table, car ce ne sont pas les dizaines de millions d'investissements annoncés par Paris qui convaincront les deux territoires de résister aux promesses mirobolantes venues de Chine.
En effet, si la Polynésie et la Nouvelle-Calédonie sont très utiles pour la projection française dans la région, leur isolement extrême par rapport à l'Europe ne peut que les pousser à travailler avec les pays plus proches en fonction d'objectifs communs.