L'expert Olivier d’Auzon explique à Al-Ain News les enjeux géopolitiques en mer Noire
Après la Russie a annulé l'accord le 17 juillet 2023 permettant le passage libre des céréales ukrainiennes, la mer Noire devient le foyer des tensions militaires et géopolitiques, a estimé l'expert Olivier d'Auzon.
Olivier d'Auzon est Consultant juriste auprès des Nations Unies, de l'Union européenne et de la Banque mondiale.
Voici le texte intégral de l'interview :
1. Quelles sont les raisons principales de la tension croissante dans la mer Noire et quelles actions la Russie a-t-elle entreprises récemment dans la région ?
Force est de constater que dès de lendemain de la dénonciation le 17 juillet 2023 par la Russie, de l’accord garantissant le libre passage des céréales en provenance de l’Ukraine, la mer Noire est en passe de devenir l’épicentre des tensions militaires et géopolitiques.
Bien éloigné des zones du front ukrainien, notamment du côté de Bakhmut, "La mer Noire est désormais une zone de conflit - une zone de guerre aussi pertinente pour l'Otan que l'ouest de l'Ukraine", a déclaré Ivo Daalder, ancien ambassadeur américain auprès de l'Otan qui dirige le Chicago Council on Global Affairs.
Après s'être retirée de l'accord sur les céréales, la Russie a pulvérisé les ports ukrainiens de la mer Noire pour saboter les expéditions de céréales essentielles à l'économie ukrainienne, et a même frappé des sites sur le Danube à quelques centaines de mètres de la Roumanie, membre de l'Otan.
2. Quelle est l'importance géopolitique et stratégique de la mer Noire pour la Russie et l'OTAN ?
L'attaque a intensifié les craintes que l'alliance militaire ne soit entraînée dans le conflit
L’accès aux mers chaudes est un objectif stratégique pour la Russie
Qu’on y songe, pendant des siècles, la mer Noire a été au centre des efforts de la Russie pour étendre son influence géopolitique et économique, entraînant des affrontements avec d'autres puissances mondiales, notamment de multiples guerres avec l'Empire ottoman.
Les ports le long des eaux chaudes facilitaient le commerce toute l'année. L'emplacement - un carrefour géopolitique - a offert à la Russie un endroit pour se protéger tant en Europe qu’au Moyen-Orient et bien au-delà.
Vladimir Poutine n’a eu de cesse d’accroître l'influence de Moscou autour de la mer Noire, en investissant dans le développement des ports balnéaires et des villes de vacances tout en renforçant la puissance militaire russe dans les installations navales de la flotte sud de Moscou.
Mais qu’on se le dise, la mer noire est tout aussi importante pour l'Otan, qui tente de détruire la Russie.
De fait, trois pays membres à savoir : la Turquie, la Roumanie et la Bulgarie - bordent la mer Noire elle-même, avec quatre ports importants. Cinq pays partenaires de l'Otan se trouvent également dans la région : l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine.
À Washington, l’administration Biden avait émis des réserves au début de la guerre quant aux initiatives de Kiev visant à frapper des cibles ou des sabotages à l'intérieur de la Russie, y compris dans ses ports de la mer Noire, craignant que de telles attaques n’ aggravent les tensions avec le président russe Vladimir Poutine.
Ces préoccupations se sont émoussées , mais n’ont pas pour autant totalement disparues.
3. Comment la Turquie s'est-elle positionnée dans ce contexte de tensions entre la Russie et l'OTAN en ce qui concerne la mer Noire ?
La Turquie a fait preuve de fermeté. Aussi a -t-elle essayé d'empêcher ses alliés de l'Otan d'aggraver les tensions avec la Russie dans la mer Noire. « La Turquie a également tenté de convaincre Vladimir Poutine de revenir à l'accord sur les céréales qu'elle a aidé à négocier, même si les espoirs s'estompent », a déclaré Sinan Ulgen, ancien diplomate turc et directeur de l'EDAM, une institution de recherche turque.
" La Turquie a été très défavorable à toute mission de l'Otan en mer Noire, estimant qu'une présence accrue de l'Otan là-bas augmenterait le risque de conflit avec la Russie", a déclaré Ulgen.
Depuis le début de « l’Opération Spéciale » de la Russie en Ukraine, la Turquie, qui contrôle le passage de la mer Noire par le détroit du Bosphore et des Dardanelles en vertu d'une convention de 1936, a bien interdit aux navires de guerre russes et ukrainiens d'utiliser le détroit. Voilà somme toute, un acte salué, tant par l'Ukraine que par l'Otan.
Mais la Turquie a également demandé à ses alliés de ne pas envoyer leurs propres navires de guerre.
Dans ce contexte, " la tension sous-jacente est bel et bien relative au « statut » de la mer noire et de son interprétation par Washington d’une part et par Ankara d’autre part . Mais on ne saurait oublier l’importance de cette mer pour l’Otan quant à la question de la sécurité", a déclaré Ulgen. "
4. Quelles sont les principales préoccupations du président turc Recep Tayyip Erdoğan concernant la situation en mer Noire et quelles mesures a-t-il prises pour tenter de résoudre les problèmes liés à la région ?
Pour l’heure, depuis que la Turquie a fermé le détroit aux navires de guerre russes, les États-Unis n'ont tenté ni d’intimider ni d’isoler Ankara.
Le contrôle de la mer Noire est éminemment stratégique pour la Russie, et c’est l'une des raisons pour lesquelles elle a annexé la Crimée en 2014, une grande péninsule située sur la côte nord de la mer, lorsqu'un président pro-russe de l'Ukraine a été évincé lors d'une rébellion.
Ankara a bon espoir que Moscou prolonge l’accord sur les céréales
«Je pense qu'une solution peut être trouvée», a affirmé le président turc, évoquant son récent échange téléphonique avec son homologue russe Vladimir Poutine, qui a refusé de prolonger l'accord.
La solution au transport des céréales en provenance de l’Ukraine en mer Noire «dépend des pays occidentaux qui doivent tenir leurs promesses», a estimé le 7 août 2023 le président turc Recep Tayyip Erdoğan
«La solution à ce problème dépend du respect par les pays occidentaux de leurs promesses. Les mesures qui auraient permis de transformer l'atmosphère positive créée par l'Initiative de la mer Noire en un cessez-le-feu, puis en un accord durable de paix, n'ont pas été prises», a-t-il relevé.
En l’occurrence, Moscou a exigé notamment la levée des obstacles, liés aux sanctions occidentales, à l'exportation de ses propres produits agricoles, fertilisants notamment.
«Notre position ici est claire», a appuyé le Président Turc, qui avait chemin faisant contacté Vladimir Poutine pour l’exhorter à éviter toute escalade»: «Si la guerre s'étend à la mer Noire, ce sera un désastre pour notre région» a conclut Erdoğan.