Le Caire/New Dehli : Pourquoi le partenariat s’accélère et se consolide…
A la fin du mois de juin dernier, le dirigeant indien Narendra Modi était en visite en Égypte, où il a rencontré le président Abdel Fattah al-Sissi.
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Il est le rédacteur en chef du Dialogue. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020), Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021) et Abdel Fattah Al-Sissi, Le Bonaparte égyptien ? (VA Éditions, 2023)
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Dans le nouveau contexte international et le basculement en cours du centre de gravité de la géopolitique mondiale, les enjeux sont importants pour les deux États.
L’Inde veut notamment développer ses exportations en Afrique du Nord alors que l’Égypte cherche à intégrer le groupe BRICS des pays en développement.
Comme je l’écrivais il y a quelques mois sur Al Ain, les liens sont anciens entre les deux pays mais ils ne cessent de se renforcer dans de nombreux autres domaines…
Le 25 juin dernier, après Washington, Narendra Modi avait atterri au Caire pour une nouvelle visite d'État. Voilà vingt-sept ans qu’un Premier ministre indien ne s’était pas rendu au pays des Pyramides.
Le programme a été la rencontre avec la diaspora indienne, le grand mufti d’Égypte à la mosquée historique Al-Hakim, le Premier ministre et enfin, le président al-Sissi.
Cette visite intervient après celle du président égyptien en Inde, lors de la fête nationale, en janvier dernier.
Les relations modernes entre l'Égypte et l'Inde remontent aux contacts entre Saad Zaghloul et le Mahatma Gandhi qui avaient des objectifs communs notamment l’indépendance vis-à-vis de la Couronne britannique.
En 1955, l'Égypte de Nasser et l'Inde de Nehru ont été à l’initiative du Mouvement des non-alignés. Depuis, les relations ont toujours été cordiales et profondes, et les échanges commerciaux conséquents.
En raison de la guerre russo-ukrainienne, le gouvernement égyptien avait en avril 2022, accréditer l’Inde en tant qu’origine d’importation de blé.
Cette décision devrait permettre au Caire d’accéder à des quantités suffisantes de blé pour satisfaire son programme de subvention du pain (dont bénéficient plus de 60 millions de personnes) dans des conditions économiquement satisfaisantes au moment où le conflit en Ukraine avait fait exploser les prix mondiaux.
L’Inde a pu ainsi exporter environ 1 million de tonnes de blé vers l’Égypte en 2022 et avait d’ailleurs déjà envoyé, à la fin du printemps de l’année dernière, une cargaison de 240 000 tonnes.
Mais depuis quelques années, Le Caire veut renforcer les domaines de coopération bilatérale avec New Delhi, en particulier en matière de Défense et de Sécurité.
En février 2021, l'Égypte avait accueilli un exercice aérien entre les armées égyptienne et indienne qui avait duré plusieurs jours, auquel ont participé un certain nombre d'avions de chasse multi-tâches.
Dans cette intensification constante d’un partenariat stratégique entre l’Égypte et l’autre grande puissance asiatique émergeante, c’est encore le renseignement et la lutte antiterroriste qui focalisent l’intérêt des présidents égyptien et indien.
Des accords sécuritaires avaient donc d’être signés à la fin 2022 entre l’Égypte de Sissi et l’Inde du nationaliste Narendra Modi, où 16,2 % de la population indienne est musulmane, soit environ 200 millions de personnes, et qui a engagé depuis plusieurs décennies un combat acharné contre l’islam radical. Ces accords portaient également sur le partage d’informations sur l’Afghanistan et le Pakistan...
La guerre en Ukraine : un accélérateur de la diversification des partenariats égyptiens
En juillet 2013, lors de la destitution du président égyptien, issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et la répression exercée contre ses partisans par l’armée du général Sissi, ce dernier fut fortement critiqué par l’administration Obama quant à sa gouvernance jugée brutale et les atteintes aux droits de l’Homme.
Les Etats-Unis avaient même un temps suspendu leur aide historique et annuelle (environ 1 milliard de dollars par an).
Or, Sissi, entre temps devenu président, a su se rendre incontournable dans la région. C’est pourquoi les relations avec le réaliste et pragmatique président Trump fut excellentes.
Le sulfureux locataire de la Maison-Blanche voyait, à juste titre, dans le leader égyptien, un facteur de stabilité, un allié précieux dans la lutte contre l’islam politique et le terrorisme et un médiateur, certes discret mais actif, dans la signature par exemple des fameux accords d’Abraham entre Israël et les Émirats arabes unis (EAU), Bahreïn, le Soudan et le Maroc…
Avec le retour d’une administration démocrate à Washington en janvier 2020, les relations entre l’Égypte et les Etats-Unis ont une nouvelle fois connu un refroidissement.
Le nouveau président Biden ne qualifiait-il pas le dirigeant égyptien de « dictateur préféré de Donald Trump » ?
Là encore, Sissi a su très bien se rendre encore indispensable dans la région pour les Américains puisque c’est l’Égypte qui fut à l’origine de la fin des deniers combats entre Israël et Gaza au printemps 2021.
Depuis l’administration Biden a été forcée de mettre de l’eau dans son vin et mettre en sourdine ses critiques et ses accusations morales…
Dans sa politique régionale et internationale, le président égyptien a démontré depuis près de dix ans un certain dynamisme et une efficacité notoire afin de redonner à l’Égypte toute sa place sur les échiquiers.
C’est la raison pour laquelle, Sissi a très vite compris qu’il lui fallait diversifier ses soutiens stratégiques (mais également financiers) régionaux et internationaux afin d’avoir une politique extérieure la plus indépendante possible et s’émanciper de plus en plus de la tutelle américaine.
Confrontée à des problèmes économiques endémiques mais aggravé par la pandémie mondiale, l’Égypte, depuis déjà une dizaine d’année, s’est grandement rapprochée, au niveau régional, de l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salman et des EAU.
Sissi a également renforcé considérablement ses relations avec la Russie (Cf. Poutine d’Arabie, VA Éditions, 2020) mais aussi avec la Chine (qui investit énormément en Égypte).
On l’a vu, la guerre en Ukraine a accentué la crise financière mondiale et particulièrement en Égypte.
Même si par crainte des sanctions et des pressions américaines, le pays des Pyramides a suspendu (pour l’instant) l’achat des vingt-quatre Sukhoi Su-35 à la Russie comme un accord avec Moscou qui prévoyait l’adoption du système de carte de paiement russe MIR dans ses stations balnéaires et ses hôtels, Sissi, comme la plupart de ses voisins arabes (ainsi que les 3/5 de la planète), s’est refusé à suivre la politique occidentale des sanctions contre le Kremlin. Au contraire, il entretient toujours de bonnes relations avec Poutine.
Comme encore ses homologues de la région et imperméable à la formidable propagande atlantiste qui sévit en Europe, pour le président égyptien, à tort ou à raison, cette guerre en Ukraine entre Européens, Américains et Russes est autodestructrice et un véritable suicide géopolitique et économique pour l’Occident.
Il ne croit d’ailleurs absolument pas en une défaite russe ni même à la chute de Poutine. Pour de nombreux observateurs non occidentaux, l’Europe et surtout les Etats-Unis semblent d’ailleurs entrer dans une phase crépusculaire quant à leur hégémonie mondiale. Quoi qu’il en soit, un basculement du point de gravité de la géopolitique mondiale est à l’évidence en cours.
En attendant, au Caire comme ailleurs (on l’a vu encore dernièrement avec le renouvellement permanent des accords de l’OPEP+Russie et entre Riyad et Moscou sur le pétrole), sans encore rompre totalement avec Washington, on ne semble pourtant plus faire confiance aux leaders occidentaux actuels, discrédités et versatiles.
Bref, logique donc aussi que dans ce contexte, Le Caire et New Delhi soient en train de resserrer leurs liens.
D’autant que, comme on l’a dit, depuis la guerre en Ukraine, l’Inde est devenue l’un des principaux fournisseurs de blé pour les Égyptiens (toujours avec la Russie).
De plus, New Delhi veut renforcer sa présence en Égypte, la première économie d’Afrique du Nord, notamment dans les secteurs des infrastructures, de l’énergie ou de l’agroalimentaire.
Du côté du Caire, un soutien important de l’Inde est attendu afin d’appuyer la candidature égyptienne dans le club économique des BRICS qui rassemble le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud.
Les Indiens pourrait alors favorablement soutenir cette arrivée de l’Égypte au sein de l’organisation, inquiets qu’ils sont de celle du Pakistan, leur ennemi juré, soutenu lui, par la Chine…