Violences sexuelles : six femmes témoignent contre Édouard Baer (Mediapart )
Dans une enquête conjointe de Mediapart et de Cheek, six femmes décrivent des faits de harcèlement sexuel et d’agression sexuelle
Le comédien et animateur ne se « reconnaît pas » dans ces accusations et présente « toutes [s]es excuses ».
DimancheDimanche 12 mai, Édouard Baer, invité de Laurent Delahousse sur France 2, est interrogé sur le mouvement #MeToo. Confus et visiblement mal à l’aise, le comédien fronce les sourcils, bafouille et s’embourbe. Lui, le pro de l’impro, apparaît soudainement déstabilisé.
Questionné sur le manque de soutien des hommes à la prise de parole des femmes, le comédien commence par mettre en cause la presse : « Vous rendez-vous compte qu’il y a douze sujets en un, douze prises de parole différentes, il y a des scandales, tout est différent, y a des saloperies, y a des malentendus, je pense que c’est les médias qui réunissent tout ça dans une grande cause d’époque. »
Lorsque Laurent Delahousse évoque « le climat de suspicion » qui régnerait actuellement et lui demande s’il est « terrible », Édouard Baer acquiesce : « Oui, c’est terrible, parce que tout est lié, le fait de ne plus passer par les tribunaux fait que toute parole serait bonne à dire, à répandre. […] Avant, la parole des hommes était dominante et aujourd’hui, il y a une sorte d’inversion, avant qu’il y ait un rééquilibrage. »
Cette intervention n’a pas échappé à plusieurs des six jeunes femmes dont Mediapart et Cheek ont recueilli les témoignages au cours de ces derniers mois, lors d’une enquête conjointe (lire notre boîte noire). « Lunaire », nous ont-elles écrit.
Faits de harcèlement et d’agressions sexuelles
Elles livrent le récit de faits de harcèlement et d’agressions sexuelles sur une période s’étalant de 2013 à 2021. Aucune n’a porté plainte à ce jour contre Édouard Baer. Les récits de ces femmes, toutes âgées d’une vingtaine d’années au moment des faits, et pour la moitié d’entre elles afro-descendantes, s’inscrivent majoritairement dans des contextes professionnels : elles ont croisé sa route dans les médias dans lesquels il a officié ou bien au théâtre.
Michael Schumacher face à un scandale
Contacté par nos deux rédactions, le comédien s’était engagé à répondre avant de renoncer et de nous adresser le message suivant : « C’est avec stupeur et une grande tristesse que je découvre les témoignages que vous me rapportez, nous a-t-il écrit. Je ne me reconnais pas dans les mots ou les gestes qui me sont attribués, mais je ne peux qu’exprimer mes regrets que mon comportement ait mis mal à l’aise ou blessé ces femmes. Je n’ai pas eu l’intelligence de le percevoir. J’en suis profondément désolé. Je n’ai jamais cherché à les heurter intentionnellement. Je leur présente toutes mes excuses. »
Tu es allé trop loin
Lors de nos brefs échanges téléphoniques, l’acteur a soutenu qu’il n’avait jamais eu « de retours de femmes qu’[il a] croisées qui [lui] ont dit : “Tu es allé trop loin” » : « Ça ne m’est pas arrivé dans la vie, ce n’est pas du tout la nature de mes rapports, ni aux hommes ni aux femmes ni aux gens en général. »
Une rencontre avec Raphaëlle, en 2021
Raphaëlle*, 26 ans, a l’habitude de publier des poèmes sur les réseaux sociaux. En avril 2021, elle reçoit un message élogieux d’Édouard Baer sur Instagram. C’est le début d’un échange qui dure plusieurs jours. Le comédien et animateur propose une rencontre : un café rapide dans son bureau situé dans le Ier arrondissement de Paris. La jeune femme est en confiance : son père et l’oncle du comédien se connaissent.
Sur la route, elle se souvient avoir craint un « malentendu ». Elle se rappelle avoir renoncé à porter une jupe pour préférer un jean, avec un haut décolleté devant et un dos nu, dissimulé sous une veste en cuir noire.
Arrivée sur les lieux, elle évoque avec Édouard Baer le lien qui existe entre son père et lui, puis, selon son récit, échange sur ses écrits. Soudainement, le comédien aurait cessé de la vouvoyer et lui aurait dit : « Tu as l’air d’avoir un très joli téton. »
Sur le ton de l’humour, la jeune femme lui aurait demandé de « se calmer ». « Désolé d’insister, mais t’as l’air vraiment d’avoir un très joli téton », aurait-il répété quelques minutes plus tard.
À nouveau, Raphaëlle lui aurait enjoint d’arrêter. Édouard Baer aurait alors entrepris de déboutonner sa propre chemise : « Non mais si tu veux, je peux te montrer les miens aussi. » Encore une fois, Raphaëlle lui aurait demandé de stopper son geste, ce que l’acteur aurait fini par faire.
À la fin de l’entretien, et avant de quitter l’appartement, Édouard Baer présente à Raphaëlle son assistante, qui se trouvait dans une autre pièce. Jointe par téléphone, celle qui a travaillé durant plus de dix ans pour le comédien assure n’avoir pas entendu leur conversation mais nous confirme se souvenir de la jeune femme et pointe sa tenue, qu’elle qualifie de « peu conventionnelle » : « Je ne me souviens plus si elle avait le ventre à l’air ou un énorme décolleté mais c’était remarquable au sens propre du terme. »
Édouard Baer et Raphaëlle auraient ensuite pris l’ascenseur : « Il était tellement minuscule. J’étais hyper mal à l’aise », raconte-t-elle. Il lui aurait à nouveau parlé de ses seins. Puis, selon son récit, il aurait pris son « sein gauche avec sa main ». Elle l’aurait « repoussé en criant le prénom de [son] père ». « Je me suis dit que c’était ma porte de sortie. » Édouard Baer aurait lâché sa prise en rétorquant qu’il pourrait prévenir une avocate : « Et ça va bien se passer », aurait-il ajouté. Interrogé sur tous les aspects de ce témoignage, le comédien n’a pas donné suite.
Au théâtre, le récit d’Elsa
Connu pour sa répartie et son style fantasque, Édouard Baer est un artiste éclectique qui a d’abord commencé à la radio avant de s’illustrer à la télévision – il a eu sa propre émission sur Canal+ pendant trois ans – et au cinéma, notamment grâce à son monologue improvisé et devenu culte dans le film Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre en 2002.
Édouard Baer est aussi un homme de théâtre. À Toulon (Var), le 16 mai 2013, il joue au théâtre Liberté (désormais baptisé Châteauvallon Liberté scène nationale) dans un spectacle qu’il a lui-même écrit et mis en scène, intitulé À la française.
Elsa*, 26 ans à l’époque, travaille en tant que chargée de production dans ce théâtre : elle est, entre autres, responsable de l’accueil des artistes. Étant « très fan de cette personne », elle est désignée pour gérer l’entrée en salle d’Édouard Baer. Dans les loges au sous-sol, elle se serait présentée et il lui aurait répondu : « À part avoir des beaux yeux, tu sais parler ? »
Plus tard dans la soirée, Elsa aurait trouvé l’artiste dans sa loge apparemment « saoul » au point de « trébucher » : « Il me touche les seins à plusieurs reprises avec sa main. » « Fébrile, inquiète et hyper mal à l’aise », la chargée de production se demande d’abord si c’est une maladresse de l’acteur mais la répétition des gestes (« trois fois », dit-elle aujourd’hui) la convainc du contraire.
Une fois la pièce terminée, un dîner avec une partie de la troupe ainsi que des employé•es du théâtre est prévu dans un restaurant du coin. Sur le chemin vers la voiture, Elsa raconte qu’Édouard Baer l’aurait « prise par la taille », aurait « posé sa main sur [s]es fesses » et qu’elle se serait « dégagée rapidement ».
À ses supérieur•es, la jeune femme ne dira rien : « J’étais en poste depuis cinq mois, c’était mon premier boulot, je pense que je ne voulais pas créer de problèmes. Il n’y avait pas encore eu #MeToo… Si c’était arrivé après, je n’aurais pas réagi pareil. » Le codirecteur et la codirectrice du théâtre de l’époque, Charles Berling et Pascale Boeglin Rodier, nous ont confirmé par téléphone n’avoir pas été alerté•es.
Trois femmes témoignent de l’époque Nova
France Inter n’était pas la première expérience radiophonique d’Édouard Baer. Dès 1993 et jusqu’en 1997, il anime, aux côtés d’Ariel Wizman, l’émission « La grosse boule » chez Radio Nova. En 2016, il est rappelé par cette dernière afin de relancer la matinale. Parmi les six femmes qui témoignent dans ce papier, trois d’entre elles l’ont rencontré à cette période.
En novembre 2016, Camille* a 21 ans et commence à travailler en tant qu’hôtesse d’accueil à Radio Nova (station qui appartient au groupe de médias Combat dont Cheek fait également partie), c’est à cette période qu’elle rencontre pour la première fois Édouard Baer. « Au début, il ne se souciait pas de moi et à un moment, il a appris que je faisais du théâtre. Il est venu me parler, j’étais assez impressionnée. »
Cinq, six appels par jour
En 2016, Liv*, une femme afro-descendante de 24 ans, apprend que Radio Nova va relancer sa matinale avec Édouard Baer. Cette journaliste, alors en fin de CDD au sein d’un grand groupe de presse, aimerait bien en être. Elle décroche un rendez-vous avec le directeur des Inrocks et Bernard Zekri, directeur général de Radio Nova. Il se souvient : « C’était une jeune femme qui avait déclenché pas mal d’enthousiasme chez moi. Vive, assez pétillante, et elle avait des idées de chroniques intéressantes. »
Quelques jours plus tard, dans la soirée, elle raconte être conviée à rejoindre l’équipe de la matinale dans un bar du quartier Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Édouard Baer, à peine rencontré, lui aurait « sorti des poèmes ». « Tout le monde rigole et il me fait cette sorte de déclaration d’amour. »
L’acteur aurait fini par inviter Liv près de lui. Il l’aurait complimentée sur ses idées pour la matinale avant d’ajouter, selon son récit : « Toi, clairement, t’as pas un physique de radio. » Des propos que personne n’a pu confirmer.
Quelques jours plus tard, Liv commence à travailler pour la matinale. Son planning n’est pas fixe : chaque semaine, elle est prévenue en amont si une chronique lui est commandée. La jeune femme se souvient d’avoir été invitée à un déjeuner en tête-à-tête avec Édouard Baer. Il lui aurait posé des questions personnelles, « si [elle a] un copain par exemple », et lui aurait fait des avances : « C’était toujours hyper subtil, il sortait des répliques de films, un peu comme s’il mimait le sentiment amoureux ou qu’il y avait une obsession ou un truc débordant. » Liv* est « gênée », selon son souvenir.
Peu de temps après, la chroniqueuse indique recevoir plusieurs messages par jour, accompagnés d’appels de la part d’Édouard Baer, « cinq, six fois par jour » – elle n’en a pas gardé la trace. « À chaque fois, affirme-t-elle, ce n’est jamais pour parler de l’émission. » Il lui aurait proposé d’aller « au théâtre » ou au « dîner des 70 ans du Festival de Cannes ». « Systématiquement, j’ai refusé, j’étais là pour faire mes chroniques. »
Ces sollicitations auraient continué, jusqu’au jour où Liv lui aurait envoyé un message afin qu’il cesse définitivement. Elle n’aurait jamais reçu de réponse, ni aucun autre message.
Dès lors, elle n’est plus sollicitée par Radio Nova pour ses chroniques. Faut-il y voir un lien ? Nos interlocuteurs démentent. Au bout de plusieurs semaines, Liv obtient un rendez-vous avec la rédaction en chef de la matinale : elle apprend que l’émission est en plein remaniement et que sa chronique est supprimée. Elle ne sera d’ailleurs pas la seule chroniqueuse remerciée à cette époque, nous indique l’ancienne collaboratrice d’Édouard Baer.
L’ex-journaliste affirme que, dans les instants qui ont suivi, « sur le chemin de la sortie », elle aurait croisé l’équipe de la matinale. « Édouard me tient la porte et me dit : “Dans la vie, quand on veut éconduire un homme, il y a des façons de le faire” », raconte-t-elle aujourd’hui, sans qu’un témoin puisse corroborer son propos.
C’est la dernière fois qu’elle aura affaire à lui, jusqu’à ce message WhatsApp qu’elle reçoit en mars 2024 et que nous avons pu consulter. Manifestement au courant qu’un article se prépare à son sujet, le comédien lui écrit : « Des bruits me reviennent des années après comme quoi tu penserais que ton départ de Nova est lié à moi. J’en suis bien désolé car c’est le contraire qui s’est passé. Je suis à ta disposition pour en parler. »
« Estomaquée », Liv ne donne pas suite.
« Que des femmes m’en veuillent à ce point-là, je ne l’aurais jamais imaginé », nous a affirmé Édouard Baer lors de nos entretiens téléphoniques. Si aucune des femmes ayant témoigné auprès de Cheek et Mediapart n’évoque de haine envers le comédien, plusieurs parlent de « dégoût » lorsqu’il apparaît à la télé ou sur des affiches, et la majorité d’entre elles nous ont confié souhaiter avant tout éviter que d’autres vivent ce qu’elles rapportent aujourd’hui.