L’Inde, l’autre grand qui intéresse l’Égypte…
Dès son arrivée au pouvoir en juillet 2013, le Président égyptien Abdel Fattah al-Sissi s’est efforcé de manière habile à diversifier ses alliés et partenaires afin d’avoir une politique interne et extérieure la plus libre possible…
Les relations modernes entre l'Égypte et l'Inde remontent aux contacts entre Saad Zaghloul et le Mahatma Gandhi qui avaient des objectifs communs notamment l’indépendance vis-à-vis de la Couronne britannique. En 1955, l'Égypte de Nasser et l'Inde de Nehru ont été à l’initiative du Mouvement des non-alignés. Depuis, les relations ont toujours été cordiales et profondes, et les échanges commerciaux conséquents.
En raison de la guerre russo-ukrainienne, le gouvernement égyptien vient, en avril dernier, d’accréditer l’Inde en tant qu’origine d’importation de blé. Cette décision devrait permettre au Caire d’accéder à des quantités suffisantes de blé pour satisfaire son programme de subvention du pain (dont bénéficient plus de 60 millions de personnes) dans des conditions économiquement satisfaisantes au moment où le conflit en Ukraine a fait exploser les prix mondiaux.
Selon plusieurs sources, la tonne de blé indien coûterait environ 25 à 30 $ de moins que les autres offres avec la faiblesse de la roupie et une production robuste qui soutient le segment de l’exportation.
L’Inde pourrait ainsi exporter environ 1 million de tonnes de blé vers l’Égypte cette année et avait d’ailleurs déjà envoyé, à la fin du printemps, une cargaison de 240 000 tonnes.
Mais depuis quelques années, Le Caire veut renforcer les domaines de coopération bilatérale avec New Delhi, en particulier en matière de Défense et de Sécurité.
En février 2021, l'Égypte avait accueilli un exercice aérien entre les armées égyptienne et indienne qui avait duré plusieurs jours, auquel ont participé un certain nombre d'avions de chasse multi-tâches. Dans cette intensification constante d’un partenariat stratégique entre l’Égypte et l’autre grande puissance asiatique émergeante, c’est encore le renseignement et la lutte antiterroriste qui focalisent l’intérêt des présidents égyptien et indien. Des accords sécuritaires viennent donc d’être signés entre l’Égypte de Sissi et l’Inde du nationaliste Narendra Modi, où 16,2 % de la population indienne est musulmane, soit environ 200 millions de personnes, et qui a engagé depuis plusieurs décennies un combat acharné contre l’islam radical. Ces accords devraient également porter sur le partage d’informations sur l’Afghanistan et le Pakistan...
La guerre en Ukraine : un accélérateur de la diversification des partenariats égyptiens
En juillet 2013, lors de la destitution du président égyptien, issu des Frères musulmans, Mohamed Morsi, les Etats-Unis avaient même un temps suspendu leur aide historique et annuelle (environ 1 milliard de dollars par an).
Or, Sissi, entre temps devenu président, a su se rendre incontournable dans la région. C’est pourquoi les relations avec le réaliste et pragmatique président Trump fut excellentes. Le sulfureux locataire de la Maison-Blanche voyait, à juste titre, dans le leader égyptien, un facteur de stabilité, un allié précieux dans la lutte contre l’islam politique et le terrorisme et un médiateur actif, dans la signature par exemple des fameux accords d’Abraham.
Avec le retour d’une administration démocrate à Washington en janvier 2020, les relations entre l’Égypte et les Etats-Unis ont une nouvelle fois connu un refroidissement.
Là encore, Sissi a su très bien se rendre encore indispensable dans la région pour les Américains puisque c’est l’Égypte qui fut à l’origine de la fin des deniers combats entre Israël et Gaza au printemps 2021. Depuis l’administration Biden a été forcée de mettre de l’eau dans son vin et mettre en sourdine ses critiques et accusations.
Dans sa politique régionale et internationale, le président égyptien a démontré depuis près de dix ans un certain dynamisme et une efficacité notoire afin de redonner à l’Égypte toute sa place sur les échiquiers. C’est la raison pour laquelle, Sissi a très vite compris qu’il lui fallait diversifier ses soutiens stratégiques (mais également financiers) régionaux et internationaux afin d’avoir une politique extérieure la plus indépendante possible et s’émanciper de plus en plus de la tutelle américaine. Confrontée à des problèmes économiques endémiques mais aggravé par la pandémie mondiale, l’Égypte, depuis déjà une dizaine d’année, s’est grandement rapprochée, au niveau régional, de l’Arabie saoudite et des EAU.
Sissi a également renforcé considérablement ses relations avec la Russie (Cf. Poutine d’Arabie, VA Éditions, 2020) mais aussi avec la Chine (qui investit énormément en Égypte).
Comme encore ses homologues de la région et imperméable à la formidable propagande atlantiste qui sévit en Europe, pour le président égyptien, à tort ou à raison, cette guerre en Ukraine entre Européens, Américains et Russes est autodestructrice et un véritable suicide géopolitique et économique pour l’Occident. Il ne croit d’ailleurs absolument pas en une défaite russe ni même à la chute de Poutine. Pour de nombreux observateurs non occidentaux, l’Europe et surtout les Etats-Unis semblent d’ailleurs entrer dans une phase crépusculaire quant à leur hégémonie mondiale. Quoi qu’il en soit, un basculement du point de gravité de la géopolitique mondiale est à l’évidence en cours.
En attendant, au Caire comme ailleurs (on l’a vu dernièrement avec les récents accords de l’OPEP+Russie), sans encore rompre totalement avec Washington, on ne semble pourtant plus faire confiance aux leaders occidentaux actuels, discrédités et versatiles.
Il n’est alors évidemment pas étonnant que l’Égypte, le pays le plus peuplé (plus de 100 millions d’habitants) et le plus puissant militairement du monde arabe, envisage sérieusement une adhésion aux BRICS (comme l’Algérie, les EAU et l’Arabie saoudite).
Bref, logique donc aussi que dans ce contexte, Le Caire et New Delhi soient en train, comme on l’a dit, de resserrer leurs liens…
Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)