Kissinger, diplomate du siècle? «Celui qui a ouvert la voie avec la Chine, c’est d’abord De Gaulle»
L’homme qui murmurait à l’oreille des présidents américains depuis les années 1970 est mort. Le très influent et controversé diplomate laisse toutefois une trace indélébile dans l’histoire. Au micro d’Al Ain, l’ex-diplomate Philippe Moreau-Desfarges revie
«Le pouvoir est le plus grand aphrodisiaque» disait Henry Kissinger en 1971. Et Il en est resté amoureux jusqu’à son dernier souffle. Aujourd'hui, une partie du monde pleure tandis qu’une autre célèbre la perte d'une figure éminente de la diplomatie et de la politique internationale, Henry Kissinger, décédé à l'âge de 99 ans. Né en 1923 à Fürth, en Allemagne, Kissinger a émigré aux États-Unis avec sa famille pour échapper aux persécutions nazies, lançant ainsi une carrière qui laisserait une empreinte indélébile sur la scène mondiale.
Kissinger est surtout connu pour son rôle en tant que secrétaire d'État américain sous les présidences de Richard Nixon et Gerald Ford dans les années 1970. Architecte habile de la politique étrangère américaine, il a été un acteur clé dans la normalisation des relations avec la Chine et la détente avec l'Union soviétique, marquant une période cruciale de la Guerre froide.
Sa carrière a été marquée par des controverses, en particulier en ce qui concerne la guerre du Vietnam et les opérations secrètes.
Au-delà de son rôle politique, Kissinger a exercé une influence durable en tant qu'auteur et commentateur sur les affaires internationales, partageant son expertise à travers plusieurs ouvrages. Sa pensée stratégique et sa vision du monde ont continué à façonner les discussions sur la politique mondiale bien après la fin de sa carrière officielle.
Henry Kissinger laisse derrière lui un héritage complexe et influent qui sera étudié et débattu pendant des générations. À l’occasion de sa mort, l’ancien diplomate et chercheur à l’Institut français des relations internationales (IFRI) Philippe Moreau-Desfarges revient sur la vie et la mort d’un des hommes les plus influents du 20e siècle.
Al Ain: Que retenez-vous de la vie d’Henry Kissinger?
Philippe Moreau-Desfarges: Les Hommes d’Etat s’oublient souvent vite. Pas lui. Il est l’incarnation et le symbole des années 1970, de la fin de la guerre du Viet Nam, de la guerre de Kippour 1973, et de l’ouverture de la Chine.
C’est également un grand intellectuel. Il a produit des livres incontournables qui ont marqué leur époque, dont ‘Diplomatie’ qui est une œuvre remarquable.
Al Ain: Beaucoup le considèrent comme le diplomate le plus influent post deuxième guerre mondiale. L’ancien ambassadeur français aux États-Unis, Gérard Araud, a même titré un livre « Le diplomate du siècle » en référence à Kissinger. Partagez-vous cette analyse?
Philippe Moreau-Desfarges: C’est discutable. Le Président Franklin Roosevelt qui a mené la seconde guerre mondiale ou encore le Président Wilson qui a créé la Société des Nations pourraient être considérés comme les diplomates du siècle.
Al Ain: Mais ce sont des Présidents, et non des diplomates, que vous citez là…
Philippe Moreau-Desfarges: Vous savez, séparer des Hommes d’état et des diplomates, ce n’est pas vraiment possible, car leur champ d’action est le même. Donc je suis un peu réservé à l’idée de le qualifier de la sorte.
D’ailleurs, je me demande si Aristide Briand, qui a tout de même essayé de bâtir une paix en Europe sur les ruines de l’un des conflits les plus meurtriers de l’histoire en 14-18, n’a pas été plus influent en son temps.
Centenaire d’Henry Kissinger : une carrière de controverses et d’influence diplomatique
Al Ain: Comment percevez-vous son œuvre diplomatique?
Philippe Moreau-Desfarges: C’est un diplomate très conservateur, complètement inspiré par les idées européennes d’équilibres et de conservatismes. Ce côté conservateur en faisait un homme très habile et très intelligent mais pas si imaginatif que ça.
Il y a eu une période très créatrice de la diplomatie américaine au sortir de la deuxième guerre mondiale, notamment avec le Plan Marshall et le lancement de l’alliance atlantique. Mais la période Kissinger est plutôt une période de gestion, certes très habile et intelligente, mais de gestion tout de même. Il n’y a pas eu de période créatrice au sens diplomatique du terme, ou quelque chose produit quelque chose de nouveau (que ça soit des institutions ou autre). Kissinger n’a pas été un véritable créateur.
Al Ain: Il est tout de même considéré comme quelqu’un qui a bousculé les lignes…
Philippe Moreau-Desfarges: Il a plus rappelé certains principes de base de la diplomatie. Notamment le fait qu’il existait des rapports de force, et des équilibres de forces. Même son grand livre diplomatie, qui est d’une grande clarté, n’est pas créateur. Vous avez un exemple de Kissinger qui bouscule les lignes?
Al Ain: Je dirais le dossier chinois. À bien des égards, sa politique a permis l’essor du dragon chinois qu’on connaît aujourd’hui.
Philippe Moreau-Desfarges: Ce n’est pas faux. C’est lui qui, en coulisse, prépare discrètement l’arrivée de Nixon en Chine dans les années 70. Son travail changera le cours de l’histoire. Mais je dirais que celui qui a ouvert la voie avec la Chine, c’est d’abord De Gaulle. C’est lui qui en 1964 établit des relations diplomatiques avec la Chine.
Les États-Unis se sont rendu compte après qu’il faudrait bien un jour discuter avec ce colosse.
Al Ain: J’apprécie votre chauvinisme gaullien, mais l’impact de la reprise des relations diplomatiques de la France avec la Chine et des États-Unis avec la Chine n’est pas le même.
Philippe Moreau-Desfarges: Pour moi, ce rapprochement entre la Chine et les États-Unis était inévitable.
Al Ain: Considérez-vous Henry Kissinger comme un realpoliticien?
Philippe Moreau-Desfarges: Certainement. De son propre aveu d’ailleurs, il se définissait comme tel. Il y avait deux hommes qu’il admirait beaucoup, même s’il avait l’admiration difficile. Le premier était Von Metternich, chancelier autrichien du 19e siècle, qui était l’incarnation même du conservatisme. Le second, qu’on ne peut pas totalement qualifier de conservateur était Bismarck, qui à de nombreux égards était un realpoliticien.
Al Ain: Sa vie, et même sa mort, ont suscité de vives controverses. Certains voient en lui la figure d’un grand sage des relations internationales, tandis que d’autres dénoncent un criminel de guerre sanguinaire. Où placez-vous le curseur?
Philippe Moreau-Desfarges: Un grand sage, certainement pas. Il était capable de très bonnes analyses, conseils et décisions diplomatiques, mais n’exagérons rien.
Al Ain: Et criminel de guerre?
Philippe Moreau-Desfarges: Un criminel, ça peut se discuter. Pour moi, il y a un moment où il a été extrêmement criminel, c’est lors de la guerre du Viêt-Nam. Il a été à l’origine, avec Nixon, de l’intervention américaine au Cambodge en 1970, et à cause de cette intervention, il y a eu les Khmers Rouges. Je dirais qu’il a été très irresponsable dans la manière dont il a géré ces dossiers.
Al Ain: Il a continué de conseiller les chefs d’Etat américains, longtemps après avoir quitté ses fonctions officielles. Est-il resté une boussole pour la diplomatie américaine?
Philippe Moreau-Desfarges: Il faut faire la part entre l’intoxication sur sa personne et la réalité de son influence. Ce qui est vrai, c’est que chaque Président américain devait le recevoir car il était incontournable et il ne fallait pas l’avoir contre lui. Avoir Kissinger contre soi, c’était problématique.
De là à dire qu’il influençait en tout temps la politique étrangère américaine après son départ de ses fonctions officielles, ça ne me parait pas en adéquation avec la réalité.
Al Ain: Considérez-vous qu’il y ait aujourd’hui des diplomates de l’acabit de Henry Kissinger?
Philippe Moreau-Desfarges: Non, car l’époque a changé. L’époque de la grande diplomatie va du 16e siècle avec des personnages comme Mazarin jusqu’à la fin du 20e siècle avec Kissinger. Aujourd’hui, la nature des problèmes qui sont posés, tels que le changement climatique, ont métamorphosé la fonction. Tout est beaucoup plus institutionnalisé aujourd’hui. De ce fait, je ne vois pas de grands diplomates émerger, mais c’est parce que l’époque ne s’y prête pas.
Dans le monde que l’on connait aujourd’hui, si un grand diplomate devait émerger, ça serait le Secrétaire général des nations unies, ou une personne occupant une fonction similaire. Mais on voit bien que ce n’est pas le cas.