L’Asie-Pacifique : « Nouvelle frontière » pour la France ?
La guerre en Ukraine a accéléré le basculement du centre de gravité de la géopolitique mondiale vers l’Asie.
Dans ce contexte, la France doit impérativement prendre ses distances vis-à vis de la politique anti-russe américaine et de l’Union européenne et revoir au plus vite ses propres objectifs et défendre son indépendance et ses seuls intérêts stratégiques. Mais comment ?
Loin de toute analyse sérieuse et répondant plutôt à la seule propagande atlantiste, les assertions de certains « experts » de plateaux TV, frisant souvent le ridicule, quant à la défaite prochaine de la Russie en Ukraine et surtout son isolement sur la scène internationale, se révèlent totalement infondées dans les faits.
La preuve en est avec l’Afrique et le monde arabe qui ont refusé de sanctionner la Russie et qui au contraire se tournent de plus en plus vers le Kremlin mais aussi surtout vers les deux autres grands, la Chine et l’Inde.
Comme je l’annonçais déjà dans mon dernier ouvrage, Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021), les Démocrates et les « idéalistes » de l’administration Biden ont décidé, dès leur retour aux affaires, de relancer la vieille stratégie antirusse « brzezinskienne » la plus virulente.
En effet, pour certains idéologues américains, la Russie de Poutine est le Croque-mitaine parfait, bien moins puissante et dangereuse que la Chine…
Or avec la guerre en Ukraine et l’implication indirecte mais massive américaine, Washington est, à court terme, le grand gagnant de ce conflit, puisque les Américains sont parvenus à séparer pour longtemps Européens et Russes (qu’ils essaient de mettre à genoux), réactiver l’OTAN et intensifier la vente de leur armement et de leur gaz de schiste à l’Europe.
A long terme, cette politique antirusse américaine est, d’un point de vue strictement objectif, totalement absurde voire contreproductive. Car pour les États-Unis, la seule et véritable puissance qui menace leur suprématie mondiale (mais aussi l’Europe) dans l’économie, le commerce, l’influence et le militaire, est la Chine, et non la Russie.
Et au contraire, une stratégie américaine censée aurait été en toute logique un partenariat, voire une alliance avec la Russie contre la Chine. Trump, ses généraux pragmatiques et surtout son habile Secrétaire d’État, Mike Pompeo, l’avaient très bien compris.
C’est pourquoi ils avaient tenté, en dépit du blocage de l’État profond étasunien, une normalisation des relations avec Poutine, dans la droite ligne de l’ancienne et efficace stratégie de Kissinger, visant à toujours séparer Pékin et Moscou. Et surtout, ils s’étaient lancés dans une grande guerre commerciale sans précédent contre la Chine.
« Guerre » qui commençait à porter ses fruits avec l’accord « historique » signé avec la Chine en janvier 2020 et à laquelle les Européens se sont refusés d’y participer… Au lieu de cela, l’implication de l’Alliance atlantique dans le conflit ukrainien ainsi que les séries de sanctions commerciales contre Moscou n’ont fait que pousser toujours un peu plus la Russie dans les bras de la Chine.
Quant à l’Union européenne, contre ses propres intérêts, son alignement aveugle et suicidaire sur la politique otanienne, est en train de faire payer à sa population, par un effet boomerang, les pires conséquences énergétiques, économiques, sociales et humaines.
Et la France dans tout ça ?
Dès le début de la guerre en Ukraine, la France aurait pu jouer un grand rôle, renouer avec sa grandeur et sa tradition d’indépendance diplomatique et redevenir de manière tonitruante un acteur majeur sur la scène internationale.
Or ce fut une belle occasion manquée. Mieux que la Turquie, la France aurait pu rester le principal médiateur entre l’Occident et la Russie. Et aussi simple et étonnant que cela puisse paraître, elle aurait même pu être le grand faiseur de paix dans cette tragédie en plein cœur de l’Europe.
Pour cela, il aurait suffi que Paris annonce solennellement, en tant que membres de l’OTAN – et non des moindres ! – et comme le prévoit ses statuts, qu’elle s’opposait à l’adhésion de l’Ukraine, tout en œuvrant pour que ce pays obtienne un statut de neutralité. D’ailleurs, un point de la charte de l’Organisation prévoit toujours la possibilité de refuser l’intégration d’un nouveau membre si celui-ci est confronté à des tensions territoriales…
Moscou aurait alors reculeré assurément d’un pas, puisque sa principale exigence aurait été ainsi reconnue. Et la France aurait été de nouveau écoutée…
Au lieu de cela, Emmanuel Macron, en dépit de ses premières positions axées sur le maintien du dialogue avec le Kremlin, a rapidement changé son fusil d’épaule en privilégiant une « diplomatie spectacle » et surtout en faisant finalement preuve, là encore au mépris de nos propres intérêts, d’un lamentable suivisme vis-à-vis de la politique idéologique américaine, celle inconséquente des technocrates de Bruxelles et même des positions de l’« État profond » atlantiste du Quai d’Orsay, que le président français avait lui-même dénoncé en 2019.
De fait, la dernière visite du président français aux États-Unis, illustre parfaitement cet énième "revirement" de la pensée macronienne et la vassalisation définitive de Paris à Washington. Apparemment, des intérêts "supérieurs" semblent donc plus importants que les seuls intérêts hexagonaux...
Pour celui qui voulait pourtant renouer avec l’héritage gaullien, ce choix a donc fini de discréditer Paris auprès des Russes mais aussi et surtout aux yeux du monde.
Quoi qu’il en soit, la France – qui était déjà littéralement hors-jeu dans tous les dossiers internationaux importants notamment en Méditerranée et au Moyen-Orient (Syrie, Libye, conflit israélo-palestinien, Algérie, Liban, Iran, Accords d’Abraham…) – est aujourd’hui de plus en plus isolée au sein même de l’Europe, réduite à se soumettre aux diktats de l’UE comme on l’a vu dernièrement avec l’affaire de l’Ocean Viking…
Malgré une guerre au cœur du continent européen, nos partenaires de l’UE rechignent toujours à construire une défense et une industrie militaire européenne commune, préférant la protection de l’OTAN et des États-Unis.
La « souveraineté européenne » n’est qu’un rêve auquel seul le locataire de l’Élysée semble encore croire. Les Français devraient alors, avant qu’il ne soit trop tard, se recentrer et ne compter que sur eux-mêmes.
En faisant passer notamment leur budget de la défense à 3% du PIB et en boostant leur industrie militaire, tout en y excluant tous les composants américains et ainsi n’être plus soumis aux procédures ITAR (norme américaine de régulation du matériel militaire).
Paris doit également développer et muscler ses services de renseignement et vendre ses armes à qui bon lui semble, en ignorant les oukases européens ou américains.
La Méditerranée demeure pour la France sa priorité stratégique. C’est pourquoi elle doit accélérer et renforcer ses partenariats voire ses alliances bilatérales, au-delà de toutes considérations commerciales, morales ou idéologiques – droits-de-l’hommisme –, avec tous les pays de la région qui nous aideront à trouver des solutions à la crise migratoire et qui sont sincèrement engagés contre l’islam politique et le terrorisme (comme notamment l’Égypte et les Émirats arabes unis).
C’est la raison pour laquelle, Paris doit rapidement se « réconcilier » avec Moscou, qui est sur cette même ligne stratégique en Méditerranée et au Moyen-Orient, et qui était jusqu’ici l’une de nos principales sources d’informations quant aux terroristes français partis combattre aux côtés de Daesh en Syrie et en Irak !
Cela nous éviterait aussi notre éviction en cours de l’Afrique par les Russes après, il ne faut pas l’oublier, avoir mordu régulièrement les mains tendues par Poutine et avoir voté des sanctions contre son pays… Tout ceci pour faire plaisir aux Américains !
La France et l’Asie-Pacifique
Tous les stratèges un peu sérieux l’affirment : les véritables et futurs risques de conflits de haute intensité pour la France auront lieu en Méditerranée, probablement contre la Turquie d’Erdogan, ou encore dans le Pacifique, contre la Chine !
Ne soyons pas naïfs, les Russes ne sont nullement un danger existentiel pour l’Europe et encore moins pour la France.
D’autant que la Russie, qui pouvait être un partenaire voire un allié précieux pour nos défis géopolitiques de demain, possède des ressources naturelles et minières inestimables et également une grande façade asiatique et l’Océan pacifique (Vladivostok).
Ainsi, laissons les anglo-saxons face aux Russes ou aux Chinois et jouons notre propre partition. Afin de protéger et sécuriser sa zone économique exclusive de 12 millions de kilomètres carrés – la deuxième du monde –, principalement dans la zone polynésienne, la France serait donc bien inspirée de consolider ses relations avec le géant indien pour contrebalancer les influences et les éventuelles menaces chinoises.
Car dans quelques années, lorsqu’elle sera devenue la puissance mondiale hégémonique, la Chine pourrait très bien passer d’une politique commerciale et financière prédatrice à une politique beaucoup plus agressive et belliqueuse notamment dans le Pacifique et justement vis-à-vis de nos nombreuses possessions territoriales et maritimes dans la zone.
D’où la nécessité d’acquérir un second, voire un troisième porte-avions, afin de dissuader les éventuels agresseurs, d’où qu’ils viennent, et protéger dans l’avenir, nos intérêts stratégiques et économiques ultra-marins qui sont encore nos grands atouts…
En attendant, et c’est une bonne chose, la coopération militaire avec Delhi est en train d’être renforcée. L’Inde a déjà signé un contrat avec Paris pour la livraison de 35 Rafale ; elle envisage peut-être un contrat supplémentaire pour l’achat de l’avion français et elle souhaite également moderniser sa marine.
Elle serait d’ailleurs intéressée par nos fameux sous-marins non-vendus (par la faute de nos « amis » américains !) à l’Australie… De même, autre point positif, l’Indonésie a aussi signé, en février dernier, un contrat avec Dassault pour l’achat de six Rafale, première partie d'une commande plus large de 42 appareils.
Or ces nouveaux partenariats dans la région Asie-Pacifique (comme au Moyen-Orient) ne doivent pas être essentiellement basés sur les échanges commerciaux, comme c’est trop souvent le cas…
Bref, c’est un retour urgent à la Realpolitik que la France a besoin dans sa politique étrangère.
Malheureusement, nous en sommes encore bien loin. Dans un récent et remarquable article pour la Revue Conflits, au titre hautement évocateur, Australie-Pacifique : le poulet sans tête de la stratégie française, le spécialiste Éric Descheemaeker, nous rappelle douloureusement qu’« un an après le référendum en Nouvelle-Calédonie, le Pacifique et l’espace océanien sont toujours des impensés de la stratégie française. Aucune vision, aucune analyse pour penser une projection française dans cette zone pourtant essentielle »...
Sur l'auteur: Roland Lombardi est docteur en Histoire, géopolitologue et spécialiste du Moyen-Orient. Ses derniers ouvrages : Poutine d’Arabie (VA Éditions, 2020) et Sommes-nous arrivés à la fin de l’histoire ? (VA Éditions, 2021)