Moscou règle ses comptes à peu de frais avec les Occidentaux en Afrique
Depuis le début de « L’Opération spéciale » en Ukraine, Moscou évoque volontiers tel un mantra, les ambitions « néo-colonialistes » des Occidentaux.
La formule est-elle du reste employée par Vladimir Poutine lors de son discours prononcé dans le cadre de la session plénière de la réunion annuelle de Club de Valdaï en octobre 2022
Face aux dénonciations occidentales, et notamment celles exprimées par Paris face à l’ingérence russe, Moscou a beau jeu de rétorquer qu’elle ne fait aujourd’hui que répondre aux sollicitations des gouvernements locaux. Et il y a plus … « la Fédération de Russie rend au passage la monnaie de sa pièce à l’Otan qui a planté son drapeau dans les capitales d’Europe centrale et de l’Est au cours des années 1990 et 2000, en capitalisant notamment sur le fort sentiment anti-russe qui y régnait alors », commente Igor Delanoë, Vice- Président de l’Observatoire franco-russe, dans sa note Un “ retour ” inachevé : la relation entre la Russie et l’Afrique à l’épreuve de la guerre en Ukraine, publiée en mai 2023.
Moscou peut ainsi se targuer de capitaliser sur l’Histoire, non seulement en se présentant comme une puissance ne disposant d’aucun passé colonial à l’instar de la République centrafricaine, et elle peut aussi compter sur ses anciens partenaires politiques et militaires du temps de la Guerre Froide, comme au Mali par exemple.
Et il y a plus, l’existence d’un puissant sentiment anti- français au sein de certains pays africains, notamment au Sahel, constitue assurément un terreau favorable et fertile.
Dans ce contexte, la diplomatie russe est très active sur le continent africain depuis le déclenchement de « l’opération spéciale » en Ukraine. Elle s’est illustrée par les deux tournées africaines réalisées par Sergueï Lavrov en 2022 – la première en mars, la deuxième en juillet – au cours desquelles il visite une dizaine de pays. Fin janvier 2023, le ministre russe des Affaires étrangères entame un nouveau déplacement en Afrique – le troisième en dix mois – qui l’amène à visiter quatre pays.
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Pour autant, on soulignera que ni Vladimir Poutine, ni son Ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, ni même le chef d’état-major russe n’ont encore à ce jour jamais réalisé de tournée africaine… Si ce n’est en Afrique du Nord à l’instar de la Libye et de l’Algérie où Vladimir Poutine se rend lors de son deuxième mandat, sans oublier l’Égypte, notamment après la réactivation du format « 2+2 ».
Dans ce cadre, Prétoria peut se targuer d’être le premier partenaire économique de Moscou en Afrique australe avec ses $1,1 milliard d’échanges en 2021, tout en étant un pays des BRICS.
Vu d’Afrique du Sud, le conflit en Ukraine est une guerre entre Occidentaux dans l’hémisphère nord
Vu d’Afrique du Sud, le conflit en Ukraine est assimilé à une guerre entre Occidentaux dans l’hémisphère nord, voilà somme toute, pourquoi, toute à fois, la RSA ne s’est pas jointe aux sanctions occidentales ou encore son abstention lors des trois votes intervenus à l’Assemblée générale de l’ONU en lien avec les actions russes en Ukraine.
Pour Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, il s’agit de porter personnellement le récit russe du conflit ukrainien au cœur des pays africains, soumis à des pressions de la part des pays occidentaux qui attendent d’eux qu’ils cessent de coopérer avec Moscou.
Le personnel diplomatique en Afrique pourrait s’étoffer
Dés lors, on pourrait escompter que les ressources humaines à disposition de la diplomatie russe en Afrique puissent s’étoffer, compte tenu de la diminution drastique de la voilure du réseau diplomatique Fédération de Russie en Europe et en Amérique du Nord couramment observée depuis la seconde moitié des années 2010.
De fait, « les postes fermés et les diminutions des personnels dans les consulats, ambassades et autres représentations diplomatiques (Conseil de l’Europe, OTAN...) dans les pays occidentaux pourraient profiter aux représentations russes en Afrique, ce qui pourrait se traduire à moyen terme, mécaniquement, par un élargissement du spectre de leurs actions » estime Igor Delanoë
Wagner permet à Moscou de pallier la faiblesse de son dispositif militaire africain
Dans le même temps, Wagner, à travers ses activités en Afrique, permet à Moscou de pallier la faiblesse de son dispositif militaire africain. Cette société à but lucratif sait pouvoir compter sur l’État russe via des soutiens financiers, logistiques et matériels pour, le cas échéant, déployer ses activités à travers différentes filiales, avec des succès avérés en termes d’implantation en République centrafricaine et au Mali... par opposition à des revers comme ce fut le cas en Mozambique.
Outre le militaire, ses activités couvrent aussi le champ médiatico- informationnel, mais aussi celui de l’exploitation des ressources naturelles qui lui permettent de se rémunérer pour ses services fournis aux États clients.
Des relais influents, « comme le blogueur et militant politique franco-béninois Kémi Seba, ont pu être sollicités par Wagner afin de diffuser un récit en adéquation avec l’agenda poursuivi » fait remarquer Igor Delanoë.
Et même si Wagner est très largement en Ukraine depuis février 2022, elle n’a pour autant pas délaissé le théâtre africain, bien au contraire.
Qu’on y songe, alors que le conflit entame sa deuxième année, la guerre en Ukraine n’a pas poussé Wagner à quitter le Mali, bien au contraire. Si les effectifs de cette société ont été revus à la baisse en Centrafrique au cours de l’année 2022, il en est allé autrement pour le Mali où ils ont même légèrement augmenté pour s’établir à 1 400 hommes début décembre 2022 .
Les évènements survenus au Burkina Faso à l’automne 2022 montre assurément que Wagner conserve une certaine capacité de « projection » en Afrique de l’Ouest et que le capital « réputationnel » de la Russie demeure intact.
Les structures de Wagner en Afrique sont en effet assez souples. Au total, entre 4000 et 5000 mercenaires sont aujourd’hui sur le continent avec un modèle simple: l’aide militaire contre l’accès aux matières premières.
Quoi qu’il en soit a assuré Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe que la rébellion avortée, du 24 juin 2023 ourdie par feu Prigojine, ne changera rien changer aux relations de la Russie avec ses alliés africains. Selon lui, la France «ayant abandonné la RCA et le Mali», ces pays se sont tournés vers la Russie et Wagner pour «assurer la sécurité de leurs dirigeants».
La Russie cherche aujourd’hui à accumuler des « trophées » en plantant son drapeau au milieu de capitales africaines. Une manière pour Moscou d’aussi régler ses comptes avec les Occidentaux
Qu’on songe, tandis qu’en Europe centrale et orientale, où l’OTAN et la Russie se sont livrées à un jeu à somme nulle tout au long des années 1990 et 2000, en l’Afrique, la Russie cherche aujourd’hui à accumuler des « trophées » en plantant son drapeau au milieu de capitales africaines. Une manière pour Moscou d’aussi régler ses comptes- à peu de frais- avec les Occidentaux.
Du reste, le focus sur les voix africaines lors des scrutins à l’Assemblée générale des Nations unies en 2022 témoignent assurément d’une polarisation assez nette entre un hémisphère occidental homogène dans sa condamnation de Moscou, et un hémisphère sud bien plus réservé, voire distant, à l’égard du sujet ukrainien.
Dans ce contexte, l’examen des votes africains a conduit certains commentateurs à évoquer l’isolement de l’Occident face à la Russie (Jean-Dominique Merchet, « Ukraine : l’Occident isolé face à la Russie ? La preuve par l’ONU », L’Opinion, 13 octobre 2022) qui ne serait pas aussi isolée que les capitales occidentales le souhaitent (« A New U.N. Vote Shows Russia Isn’t as Isolated as the West May Like to Think », Time, 13 octobre 2022).
Si la guerre en Ukraine laisse entrevoir une opportunité pour la Fédération de Russie, il y a lieu de s’interroger si Moscou a vraiment l’intention de l’exploiter.
« Au-delà de l’organisation du prochain sommet Russie-Afrique annoncé pour fin juillet 2023 à Saint-Pétersbourg, quelle est la volonté politique du Kremlin de déployer un agenda africain ? Et si cette volonté existe – rappelons que Vladimir Poutine n’a réalisé aucune grande tournée africaine –, sur quelles ressources la Russie peut-elle compter ? Or, les postes diplomatiques russes pourraient voir leurs effectifs réhaussés » s’interroge Igor Delanoë.
En matière d’exportation d’armements, si Moscou s’est érigée en pourvoyeuse incontour- nable des armées subsahariennes au cours des années 2010, qu’en sera-t-il à l’avenir ?
Alors que la guerre en Ukraine se poursuit, le complexe militaro-industriel russe tourne à plein régime pour servir prioritairement les besoins de l’armée russe. Dans ce contexte, quelle place sera laissée pour les clients exports ? Les contrats africains se placent en effet loin derrière les juteuses commandes passées par des pays comme l’Algérie, peut-être demain l’Iran, sans compter les clients asiatiques.
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Par ailleurs, delà du récit hostile à l’Occident et de celui sur la souveraineté, distillés par Moscou, ainsi que de l’offre sécuritaire russe, Igor Delanoë pointe du doigt le manque criant de densité économique russe en Afrique. Or, le mille-feuille de sanctions qui pèse aujourd’hui sur la Russie est de nature à compliquer l’épanouissement de ces liens commerciaux, déjà lestés par une compatibilité économique parfois toute relative entre les partenaires.
On l’aura compris, beaucoup dépendra de la volonté du Kremlin d’investir du capital politique et des ressources financières dans sa relation avec l’Afrique.
Et il y a plus, à ce défi économique, il y a lieu de souligner les défis logistiques : peu de connexions aériennes et maritimes relient directement la Russie au continent africain