ENTRETIEN. « Il y a trois scénarios possibles pour les relations franco-maliennes », estime l’ancien ambassadeur français au Mali
L’ancien ambassadeur français à Bamako (Mali), Nicolas Normand, a évoqué, dans un entretien exclusif avec Al Ain News, plusieurs questions épineuses portant essentiellement sur le continent africain notamment les relations franco-maliennes.
Q : En tant qu'ancien diplomate et ambassadeur français en Afrique, est ce que la relation France-Afrique a changé entre hier et aujourd'hui?
R : Alors ça n’a pas beaucoup changé. Malgré des efforts et malgré des annonces répétées de la fin de la France Afrique, selon l'expression journalistique. Ce qui a un peu changé, c'est qu’il y a une réforme du franc CFA qui concerne 14 pays africains, puisqu’avant, la moitié des réserves de ces 14 pays devait être placée à la Banque de France pour garantir le franc CFA. Or, aujourd'hui, ceci est transféré en Afrique. Il n'y a plus de fonds africains en France. Ces fonds n'étaient pas utilisés par la France, mais c'était une garantie de la monnaie. Alors les bases françaises, il en reste toujours quatre. Djibouti, Abidjan, Dakar et Libreville, ça n'a pas changé, sauf que la base de Dakar a été fortement allégée.
Et l'aspect gendarme de l'Afrique, c'est à dire intervenir pour essayer de régler des crises, ça n'a pas changé. C'est un autre reproche qui est fait à la France. Personne n'était en mesure d'intervenir pour régler des crises en dehors de la France. Donc c'est à la fois un avantage et un inconvénient. Au début des années 2010, en fait essentiellement en 2004, 2006, c'était la crise de Côte d'Ivoire que la France a réglée, par exemple, en réinstallant le président élu Ouattara, alors que le président sortant Ouattara ne voulait pas quitter son poste de président malgré le fait qu'il avait perdu les élections. Donc ça a déclenché une guerre civile et la France a mis fin à cette guerre civile, donc c'était plutôt bénéfique. Et puis récemment, c'était l'opération au Sahel. Alors on est intervenu à la demande du Mali, mais ça n'a rien à voir là. Mais c'est la question suivante l'espace, ça n'a pas bien fonctionné.
- Vers la fin du pré carré français en Afrique ? (PARTIE 1)
- Vers la fin du pré carré français en Afrique ? (PARTIE 2)
Ce qui est également conservé assez largement, c'est des relations privilégiées avec les pays africains, anciennes colonies françaises. Il y a des relations privilégiées, mais Il n’y a pas d'instrument particulier de la coopération française réservée à ces régions. Il y a quand même une certaine banalisation des relations avec ces régions qui comptent très peu pour l'économie française. C'est moins de 1 % des exportations françaises vers les anciennes colonies françaises.
Normalien, ingénieur agronome et énarque, ancien diplomate (ministre plénipotentiaire), Nicolas Normand a consacré l’essentiel de sa carrière à l’Afrique subsaharienne : sur le terrain en Afrique du Sud et, en tant qu’ambassadeur, au Mali, au Congo, au Sénégal et en Gambie ; au Quai d’Orsay en tant que rédacteur pour la Corne de l’Afrique, conseiller au cabinet du ministre des Affaires étrangères pour l’Afrique, sous-directeur des affaires politiques.
Q: La France avait retiré tous ses soldats des territoires maliens (Barkhane), quelle est la raison réelle de cette décision, à votre avis?
R : La France était intervenue à la demande des autorités maliennes en janvier 2013. A cette époque là, le Mali était coupé en deux. Le Nord était aux mains des djihadistes et le Sud était menacé d'extension des mouvements djihadistes. Ça, c'est la situation dans laquelle la France est intervenue à la demande des autorités maliennes. La France a réunifié le Mali et donc cette opération a été considérée par tout le monde comme un succès en 2013. Le problème, c'est que cette opération, qui s'appelait Serval, a été prolongée à partir de 2014 jusqu'à l'année dernière sous le nom de Barkhane. Et là, on a rencontré des inconvénients, des obstacles. Premier obstacle c'était une opération trop longue. Et à partir du moment où une force française, une force étrangère de l'ancienne puissance coloniale, a presque des années sur place, elle est ressentie, pas tellement par les populations locales, mais surtout la capitale comme une force d'occupation.
La deuxième chose, c'est que Barkhane, cette opération française, était trop en première ligne. Et l'armée malienne qui était très faible, se sentait marginalisée. La troisième chose, c'est que ça n'a pas permis la fin du terrorisme au Mali. Au contraire, le terrorisme s'est développé, a augmenté. Sans Barkhane, ça aurait été encore pire. Mais néanmoins, les Maliens pensent que Barkhane devait régler le problème. Or Barkhane n'a pas réglé le problème.
En fait pour régler le problème, un volet militaire étranger français ne peut pas suffire. Il aurait fallu que les territoires libérés par Barkhane soient administrés par la capitale malienne, par les autorités maliennes, et ça n'a pas été le cas. Donc en fait, les territoires libérés n'ont pas été administrés, ils n'ont pas été occupés par l’Etat malien. Et deuxièmement, l'État malien n'a pas traité les causes profondes, les racines du djihadisme qui sont les suivantes, qui sont le fait qu'une jeunesse nombreuse montante due à l'explosion démographique dans cette région avec une très forte natalité de plus de six enfants par femme en moyenne, ces jeunes ne peuvent pas aller à l'école, les écoles ne suivent pas, n'ont pas de formation, il n'y a pas de création d'emplois et il n'y a pas non plus de même de services publics dans ces zones rurales.
Et donc cette jeunesse se sent abandonnée et sans espoir et donc se rebelle, se radicalise et est recruté par les mouvements extrémistes religieux. C'est ça la cause du djihadisme au Sahel. Or cette cause n'est pas traitée par Bamako. Et donc on ne peut pas avoir seulement un volet répressif. Il faut aussi avoir un volet curatif qui traite les causes du djihadisme. Ca ne peut pas être la France qui le fait, ça ne peut pas être des étrangers, ça doit être fait par l'administration malienne, avec une aide étrangère sans doute, mais c'est quand même une responsabilité malienne et ça n'a pas du tout été fait. Et donc ça explique en bonne partie pourquoi le djihadisme n'a pas été vaincu.
Bamako n'a pas fait sa part du contrat pour résoudre les causes du djihadisme. Et le volet militaire fait par la France essentiellement ne pouvait pas suffire. Alors Barkhane, c'est la défaite et la défaite serait après que les villes du Mali soient occupées par les djihadistes. Mais Barkhane ne pouvait pas tout seul assurer la victoire.
Q : L'esprit anti-français en Afrique ne cesse de croître, cela est-il lié à l'histoire ou à d'autres considérations?
R : En fait, ce sentiment, il est particulièrement ressenti au Mali, au Burkina Faso, dans une certaine mesure au Niger, donc dans les pays du Sahel, un peu au Sénégal et pas beaucoup ailleurs. Il est peu ressenti dans les autres anciennes colonies françaises, notamment en Afrique centrale. Alors ça s'explique d'une façon assez simple, c'est qu'il y a une situation de crise majeure dans les cinq pays sahéliens d'Afrique, du Sahel central parce qu'ils sont dans une crise et dans une impasse, une impasse à plusieurs niveaux.
C'est une crise multi fonctionnelle. L'élément principal de la crise est l'insécurité qui se développe avec le djihadisme et le terrorisme. Le deuxième élément, c'est que ces pays ne se développent pas économiquement. Le troisième élément, c'est que la population explose et donc il y a une sorte d'appauvrissement général parce que l'augmentation de la population va plus vite que la croissance économique et parce que l'augmentation de la population va plus vite que les infrastructures, notamment les écoles et aussi la santé et les créations d'emplois. Donc, il y a une crise économique et une crise de développement. Et les Etats eux mêmes sont très faibles parce qu'ils ont peu d'impôts et parce qu'ils ne contrôlent pas bien leur territoire. Et donc vous avez une crise générale. Alors, ceci a été accentué par des erreurs françaises importantes. Cela a été de prolonger trop longtemps la force militaire Barkhane.
Une autre erreur française, je l'ai dit, et ça a été de ne pas suffisamment mettre en avant l'armée malienne à la place de l'armée française.
Et ça a été aussi accentué par une mauvaise communication de l'armée française qui a communiqué de façon isolée. Il aurait fallu que ce soit Bamako qui communique pour expliquer la guerre contre les djihadistes et c'était malheureusement seulement l'armée française qui communiquait. Donc il y a eu une grande passivité des autorités maliennes. Et enfin, tout ceci est accentué par la propagande russe qui dénonce la France comme responsable de tous les problèmes du Sahel. Alors il faut rajouter que dans une situation de malheur, de crise, la population a besoin de désigner un coupable, un responsable. C'est que ça explique qu'il y a eu deux coups d'Etat. Le premier responsable, c'est les dirigeants locaux. Donc il y a eu deux coups d'Etat au Mali et deux coups d'Etat au Burkina Faso.
Même une tentative de coup d'Etat au moment de l'élection présidentielle au Niger. Donc une situation où les gens se rebellent contre leur autorité maintenant qu'ils ont des gens militaires qui utilisent beaucoup la propagande et qui contrôlent l'information. Plus une présence russe qui accentue la propagande anti-occidentale et anti-française. Désormais, il y a cet esprit anti-français qui se développe parce qu'il faut désigner un bouc émissaire, un coupable. Et la France souffre de sa trop forte visibilité et de sa surexposition. La France étant le principal partenaire sécuritaire et le principal partenaire en matière d'aide au développement. Comme les choses se passent mal, qu'il y a une situation de crise, le principal partenaire est forcément accusé d'être responsable de la mauvaise situation vécue. Et donc c'est, disons, la théorie du bouc émissaire et la recherche d'un responsable à l'extérieur de soi.
Q : Y-a-t il un espoir pour un retour à la normal pour les relations franco-maliennes?
R : Alors, ça va dépendre de l'évolution du Mali. Il y a trois scénarios possibles. Un premier scénario qui n'est pas le plus probable à mon avis. Il y aurait une stabilisation de la situation et même une amélioration de la situation au Mali. Et ce n'est pas très probable. Mais il faut l'envisager quand même. À ce moment là, je pense qu'il y aura un rétablissement des relations entre la France et le Mali, une normalisation des relations. Pourquoi? Parce que le Mali ne peut pas survivre longtemps sans une aide occidentale. C'est un pays pauvre, isolé, enclavé, qui a besoin d'une aide en matière de coopération et d'aide au développement. Une aide budgétaire même qui a besoin aussi d'une aide sécuritaire.
Or, la Russie n'apporte aucune aide en développement et fait payer son aide sécuritaire. Puisque ils ne donnent pas leurs armes, ils les vendent et leurs mercenaires Wagner, il faut les payer. Alors que Barkhane, c'était gratuit pour les Etats du Sahel. C'était le budget de l'armée, c'était le budget français qui payait et ce n'était pas du tout les pays bénéficiaires. Les Russes ne fonctionnent pas comme ça. Les Russes font tout payer. Et donc le Mali est un pays pauvre. Ils ont besoin, par nécessité, de rétablir des bonnes relations avec la France et avec l'Europe.
Parce qu'il n'y a pas qu'avec la France qu'ils sont fâchés. Ils sont quand même fâchés avec l'ensemble du monde occidental et surtout avec l'Europe.. Alors ça, c'est le scénario positif, le scénario d'amélioration ou de stabilisation. Il y a deux autres scénarios qu'on est obligés d'envisager, c'est une détérioration de la situation. Premier type de détérioration le Mali se transforme en situation actuelle de la Somalie, c'est à dire une aggravation de l'insécurité. L'ensemble du territoire n'est plus contrôlé alors qu'actuellement les grandes villes sont encore à peu près contrôlées. Et dans les grandes villes, il y aurait une multiplication des attentats, comme en Somalie à Mogadiscio, ce qui n'est pas encore le cas au Mali. Donc pour l'instant, le Mali n'est pas encore un État failli. C'est un Etat au bord de la rupture, mais par accord.
Un Etat failli, ça pourrait devenir complètement un État failli, comme la Somalie, comme la Centrafrique. Donc ça, c'est un scénario de dégradation. Il y a un autre scénario qui évolue plutôt vers une situation qui ressemble à l'Afghanistan. Ça voudrait dire que les djihadistes sont en position de force et sont en position d'imposer leurs exigences à Bamako, soit par la négociation, plus probablement, soit par une victoire militaire. Je pense que ça se ferait plutôt par une négociation entre Iyad AG Ghali, le leader du JNIM, c'est à dire le mouvement affilié à Al-Qaïda et Bamako.
C'est un scénario assez probable à terme, alors ça ne réglerait pas tout. Donc, le Mali deviendrait une république islamique. Alors, il y a plusieurs modèles de République islamique, donc on ne sait pas exactement quel serait le modèle. Mais enfin, ce serait un modèle quand même inspiré par Al-Qaïda. Mais ça ne réglerait pas le problème des djihadistes rattachés à l’État islamique. Ça s'appelle l'État islamique au grand Sahara EIGS. Au contraire, il y aurait une augmentation des activités de l’EGIS parce que ce sont les ennemis du JNIM et parce que le JNIM et Bamako, même s'ils fondent une république islamique ensemble, n'ont pas de remède et de solution à proposer à la jeunesse radicalisée. Donc il restera ce problème de la jeunesse sans emploi, sans avenir, qui se radicalise et qui aura tendance à rejoindre en partie l’EIGS.
Donc ce scénario vers une situation qui ressemble un peu à l'Afghanistan serait pire que l'Afghanistan dans la mesure où, à Bamako, ce serait peut-être plus modéré qu'à Kaboul, je pense, parce qu'il y a AG Ghali est beaucoup plus modéré que les talibans, mais en revanche, dans les zones rurales, elle resterait largement hors contrôle. Voilà, donc ce serait un scénario ad hoc, particulier au Mali, mais qui n'est pas un bon scénario.